• PATCHWORK ETHNIQUE ET ÉQUILIBRE RELIGIEUX

    PATCHWORK ETHNIQUE ET ÉQUILIBRE RELIGIEUX

    En entrant à Palerme, les « hommes du Nord» découvrent les fastes d’une puissante cité musulmane de Méditerranée, dont la richesse architecturale et la vigueur du commerce sont sans commune mesure avec celles des villes chrétiennes d’Occident. Ils ne tardent pas à comprendre tout le parti qu’ils peuvent en tirer. Là se trouve peut-être la différence avec les croisés. Pourtant, dès la fin du XIe siècle, les auteurs chrétiens tentent d’accréditer l’idée que la reconquête de la Sicile est une croisade avant l’heure. A tort. Guiscard et ses frères sont des guerriers soucieux avant tout d’or et de pouvoir. Certes, la conquête territoriale s’accompagne du rétablissement du culte chrétien dans les villes reconquises ; les châteaux nouvellement édifiés portent des noms d’apôtres. Mais, dans la société du XIe siècle, il ne pourrait en être autrement.

     

    Différence radicale encore entre les Normands et les grands barons du Nord partis à l’assaut de Jérusalem : leur attitude à l’égard des populations musulmanes. La prise de Palerme, par exemple, ne s’accompagne d’aucun massacre gratuit. Chaque habitant présente un intérêt économique, et les Normands préfèrent le lourd encadrement militaire et judiciaire qui leur est familier, reproduisant le système féodal qui codifie avec précision le rôle et les devoirs de chacun, au carnage absolu qui caractérisera, en 1099, la prise de Jérusalem par les croisés.

     

    Palerme soumise, Guiscard se désintéresse assez tôt de la Sicile, laissant le soin au comte Roger d’organiser ces nouveaux territoires. Il pense à sa prochaine conquête – la seule désormais digne de lui – : la couronne impériale de Byzance. Jusqu’à sa mort dans l’île de Céphalonie, en 1085, il livre un combat acharné au basileus Alexis, mettant les Balkans à feu et à sang, sans jamais atteindre les antiques murailles de Constantinople. Son corps ramené en Pouille sera inhumé auprès de ceux de ses frères aînés en l’église de la Trinité de Venosa, terre des premières conquêtes, qui sera délaissée par ses successeurs pour les magnificences de la cathédrale de Palerme. Sur sa tombe, l’épitaphe commence ainsi : « Ci-gît Guiscard, terreur du monde. »

     

    C’est soulagé de la pesante tutelle de son aîné que le comte Roger – appelé « le Grand Comte » depuis la naissance de son fils – va mettre en place une dynastie régnant sur un étrange patchwork ethnique qui résistera un peu plus d’un siècle aux intolérances de ses voisins du Nord comme du Sud. Dès les premières années est instauré un système vassalique calqué sur celui de la Normandie ducale : le comte est entouré d’une cour peu nombreuse, limitée aux seigneurs normands et à leurs épouses qui sont issues des grands lignages locaux. Mais la somptuosité des palais légués par les Arabes ébranle bien vite la rigueur des hommes du Nord qui intégreront cet art de vivre dans l’architecture de leurs palais.

     

    Si les hautes hiérarchies militaire et ecclésiastique ne comptent que des Normands, l’administration de l’État arabe va demeurer. Ainsi, le cadastre utilisé pour lever l’impôt sur la terre reste en vigueur, de même que, dans les campagnes, les cadi chargés de juger les affaires courantes sont maintenus auprès des populations musulmanes. L’usage des trois langues, arabe, grec et latin, est de fait admis et l’on a largement recours aux traducteurs comme l’indiquent de brefs résumés en grec au dos des chartes rédigées en arabe.

     

    Néanmoins, après la chute de Palerme, durant les années ou les Normands parachèvent leur domination de l’île, l’élite intellectuelle musulmane émigré vers l’Espagne et le Maghreb. Et certains déplacements forcés de populations ainsi que quelques ventes d’hommes comme esclaves se produisent. Ils apparaissent toutefois plus liés à une logique militaire qu’à une volonté délibérée de représailles à caractère ethnique. D’ailleurs, de même que l’émir de Palerme, au début du XIe siècle, s’était attaché un secrétaire chrétien, l’on trouve des musulmans parmi les proches des chefs normands. Le titre d’émir est même conservé dans sa version latinisée d’« admiratus » et continue d’être porté, mais le plus souvent par un chevalier normand !

     

    C’est surtout dans le domaine religieux que les Normands font preuve de sagesse, en évitant de compromettre le fragile équilibre existant entre les différentes confessions. Bien entendu, le catholicisme romain, religion du vainqueur, se voit privilégié et l’on construit et reconstruit cathédrales et abbayes dans toute la Sicile ; par ailleurs, quelques mosquées sont transformées en églises. Sans qu’il soit porte cependant de graves atteintes au patrimoine religieux de l’islam.

     

    Les réactions des populations autochtones à l’arrivée des Normands sont variées. L’islam est alors en recul, sans faire l’objet, au moins jusque vers 1160, d’attaque particulière, et les musulmans restent en grand nombre dans l’île. Les Grecs, quant à eux, coupés qu’ils sont des Balkans depuis la prise de Bari et d’Otrante en Pouille, vont progressivement retourner vers l’est, même si – paradoxalement – leur langue est la plus usuelle à la cour des rois normands. Quant aux importants établissements juifs de Catane, Syracuse, Messine et Palerme, ils prospèrent grâce à la sécurité retrouvée, indispensable au commerce.

     

    A la fin du XIe siècle, on peut donc voir cohabiter dans nombre de domaines de premier plan – comme celui des évêques de Catane et de Syracuse – des Arabes, des Juifs et des Grecs, et cela pour le plus grand profit d’un prince normand qui relève de l’Église de Rome. Il ne faut toutefois pas idéaliser cette coexistence nécessaire à chacun pour assurer la survie de son groupe. Ainsi, le Grand Comte Roger dirige la Sicile, de longues années durant, depuis Reggio de Calabre, puis de sa forteresse de Messine, pour plus de sécurité ; ce n’est qu’en 1112 que son fils Roger II se sait assez fort pour s’installer dans la grande ville musulmane qu’est alors Palerme. Ce dernier se fait d’ailleurs proclamer roi de Sicile en 1130, alors que ses prédécesseurs s’étaient contentés des titres de duc et de comte.

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