• LA GRANDE AVENTURE DES NORMANDS

    Depuis le duché de Normandie, fondé par les Vikings au Xe siècle, les Normands n'auront de cesse, pendant les XIe et XIIe siècles, de conquérir de novelles terres. Après avoir étendu leur pouvoir sur l'Angleterre et la Sicile, les croisades leur donneront une fantastique occasion d'expansion vers le Moyen-Orient tout en leur permettant de bousculer leur ennemi byzantin.

     

    DE LA SICILE BYZANTINE À LA SICILE NORMANDE

    535 : la Sicile est réunie à l'Empire byzantin et gouvernée par un stratège.

     

    827 : arrivée des Arabes. Ils prennent Palerme en 831, Syracuse en 878.

     

    911 : les Normands s'installent sur les terres qui bordent l'estuaire de la Seine ; naissance de la Normandie.

     

    1017 : première mention de chevaliers normands escortant des pèlerins de retour de Jérusalem.

     

    Vers 1040 : arrivée en Campanie des comtes normands, fils de Tancrède de Hauteville.

     

    1058 : les Normands prennent Capoue.

     

    1059 : lors du concile de Melfi, Robert Guiscard prête serment de fidélité à l'Église romaine et obtient le titre de duc de Sicile.

     

    1060 : Robert Guiscard et son cadet Roger abordent en Sicile.

     

    1061 : Roger de Hauteville prend Messine.

     

    1072 : les Normands prennent Palerme.

     

    1085 : mort de Robert Guiscard.

     

    1091 : Noto, dernière place forte occupée par les Arabes, tombe. La conquête de la Sicile est achevée.

     

    1101 : mort de Roger, comte de Sicile. Son fils, Roger II, lui succède.

     

    1112 : Roger II établit sa capitale à Palerme.

     

    1130 : Roger II se fait proclamer roi de Sicile.

     

    1131 : début de la construction de la cathédrale de Cefalù.

     

    1154 : Guillaume Ier, fils de Roger II, devient roi de Sicile.

     

    1166 : mort de Guillaume Ier. Guillaume II, son fils, lui succède.

     

    1189 : mort de Guillaume II. Tancrède de Lecce lui succède.

     

    1190-1191 : séjour des armées des rois de France et d'Angleterre partis en croisade.

     

    1194 : mort de Tancrède.

     

    1198 : Frédéric de Hohenstaufen, petit-fils de Roger II et fils de l'empereur germanique, devient roi de Sicile.

     

    REPÈRES

    Spécialiste d'histoire et d'archéologie médiévales du Nord-Ouest de l'Europe, Jean-Yves Marin a organisé plusieurs expositions consacrées à l'expansion normande au Moyen Age, notamment « Italie des Normands. Normandie des Plantagenêts » (Toulouse-Caen, 1995) et « Dragons et drakkars » (Caen, 1996).

     

    MOT CLÉ : les Normands (« hommes du Nord »), peuples venus de Scandinavie, s'appellent eux-mêmes « Vikings », « guerriers de la mer». A juste titre : traversant les mers et remontant les rivières, ils se sont révélés de redoutables conquérants. Incapable de faire face à leurs raids, le roi des Francs leur cède la région de la basse Seine en 911. Ils mettent alors en place un État centralisé. Avant de se lancer dans de nouvelles expéditions : le duc Guillaume atteint en 1066 l'Angleterre, tandis qu'à la même époque, Robert Guiscard entreprend la conquête de la Sicile.

     

    A RETENIR : la Sicile conquise par les Normands demeure une terre où les différentes communautés et cultures cohabitent. A l'image du roi Roger II, héritier des guerriers vikings, qui parle grec mais, catholique romain, est soutenu par le pape et s'appuie sur une administration arabe. A l'image aussi d'un art original qui se nourrit de multiples influences pour mieux célébrer son souverain.


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  • UN ROI CHRETIEN AUX MŒURS DE PRINCE ORIENTAL

    Aux yeux des Byzantins qui ont en mémoire les prétentions impériales de Robert Guiscard, le roi de Sicile est une sorte de roitelet présomptueux et illégitime, comme l’exprime avec force Anne Comnène : « Donc ce fameux Robert, passé d’une condition très obscure à un rang illustre après avoir rassemblé autour de lui des forces puissantes, ambitionna de devenir autocrator des Romains [...]. Je ne suis pas surprise que des êtres de la plus basse extraction jouent le rôle des personnages de noble et d’illustre famille. » Vue d’Occident ou l’on ne parle ni le grec ni l’arabe, la situation paraît tout aussi étrange. Roger II qui, semble-t-il, s’exprime en grec, apparaît certes comme un roi chrétien, mais aux mœurs de prince oriental. Dans le climat d’hostilité qui règne depuis les croisades, une telle situation est parfaitement intolérable. Pour les musulmans enfin, c’est un mécréant, tolérant certes, mais ayant remplacé les mosquées par des églises.

     

    Ces données inédites brouillent l’image du roi. D’autant que Roger II forge, tout au long du XIIe siècle, des rituels de couronnement et d’organisation de la cour empruntant explicitement aux différentes traditions. Ses actes sont ainsi précédés d’une formule pieuse : « Dieu soit loué et remercié pour ses bienfaits », comme il est de coutume en terre d’islam. Les formules rhétoriques liées au roi auraient de quoi stupéfier un scribe du Nord, tel ce « Que Dieu élève le toit de sa demeure » qui s’inspire d’un verset du Coran. Les représentations du souverain relèvent de ce même mélange. Ainsi, une représentation du couronnement de Guillaume II (1166-1189) par le Christ, dans la cathédrale de Monreale, près de Palerme, le montre vêtu d’une longue robe brodée et ornée du loros, insigne impérial, portant enfin une couronne bordée de part et d’autre de pendentifs strictement réservés à l’empereur byzantin.

     

    C’est que gouvernant un peuple composite, le roi de Sicile entend se faire reconnaître de tous ses sujets, en utilisant des symboles qui évoquent à chacun les signes du pouvoir. Il opère de la sorte une véritable symbiose entre les valeurs chrétiennes et les techniques arabes de gouvernement. Il en résulte un pouvoir absolu s’appuyant sur une bureaucratie omniprésente [2].

     

    Pour atteindre ce résultat, Roger II et ses successeurs se feront bâtisseurs et, en s’aidant d’une cour toujours plus cosmopolite, développeront un art original totalement tourné vers la mise en scène du souverain. Aujourd’hui encore, l’Italie du Sud et surtout la Sicile apparaissent à première vue sous la forme déroutante d’un puzzle bigarré dont on se prendrait assez volontiers à vouloir explorer chaque facette, tant le côté ludique de la démarche semble inépuisable : influences byzantine, arabe, normande ; architectes, techniciens, ouvriers, peintres et mosaïstes de toutes origines. Ces éléments composites sont cimentés par l’art dynastique développé sous les Normands. Régnant en terre étrangère grâce à l’accord papal, ceux-ci légitiment par ce biais leur souveraineté, ce à quoi s’attache tout particulièrement Roger II, dès son couronnement.

     

    Ainsi, dans la cathédrale de Cefalù. Cette œuvre de commande commencée en 1131 est destinée à servir de mausolée à la dépouille mortelle de Roger II et à en glorifier la mémoire – jusque par un tombeau réalisé dans des colonnes de porphyre, matériau traditionnellement réservé aux empereurs. Le Christ Pantocrator (Christ en buste dans l’art byzantin) qui s’y trouve, assez disproportionné par rapport à la Vierge Marie et aux anges, impose sa stature de juge tout-puissant sur un fond doré presque vide excepté l’inscription : « Iudico » (« je juge »). Il se réfère sans équivoque au souverain sicilien.

     

    De même, la chapelle Palatine, oratoire privé à l’intérieur du palais royal de Palerme, commandée dès 1130, abrite plusieurs exemples de ces christs, dont celui de la coupole (daté de 1143) : entouré des archanges habillés en gardes impériaux, des prophètes et des évangélistes, il est comparable au souverain entouré de sa cour - rappelons que la chapelle Palatine servait tant aux offices religieux du roi que comme salle d’audience pour recevoir des laïcs. La démarche artistique de Roger II s’affirme en toute cohérence avec ses valeurs, parmi lesquelles le sens de la justice et le désir explicite de magnifier sa dynastie.

     

    Quant aux palais prives et jardins royaux, ils déclinent les modèles islamiques. Les solatia (lieux de délices) de Palerme, riches en fontaines et en sophistications décoratives, sont bien loin des châteaux normands, strictement défensifs. A la mort de Roger II, Guillaume Ier (1154-1166) puis Guillaume II (1166-1189) continuent à développer l’art architectural du palais et des jardins inspiré de l’islam. L’exemple le plus fameux en demeure la Zisa, élégant palais de trois étages, de proportions et de dimensions dénotant certaines analogies avec les donjons des châteaux de Normandie, comme la disposition des salles de réception. Mais la Zisa est aussi munie d’un très astucieux système de ventilation, comme certains palais du

     

    Moyen-Orient, et flanquée d’un pavillon thermal. A l’autre bout de Palerme, le palais de la Cuba s’éloigne plus encore du modèle nordique pour atteindre une extrême complexité. Il est de plan centré, où les salles s’ordonnent autour d’une cour carrée avec une fontaine et un petit kiosque entièrement bordé de portiques, comme dans certaines constructions fatimides du Caire ou de Suse. Le voisinage de l’édifice et du lac qui le borde provoque une vision féerique, par le reflet du bâtiment dans les eaux.

     

    Mais cette royauté normande ne dure qu’un siècle. Après la mort sans descendance de Guillaume II en 1189, le pouvoir est revenu à sa tante Constance, fille posthume de Roger II, mariée au fils aîné de l’empereur germanique Frédéric Barberousse. Face au danger qui se profile d’une « Sicile allemande » qui prendrait ses États en tenaille, le pape fait alliance avec les grands barons siciliens pour imposer sur le trône un personnage d’origine obscure, Tancrède de Lecce. Durant son court règne - il meurt en 1194 -, celui-ci a la tâche difficile d’héberger les rois de France et d’Angleterre, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, ainsi que leurs armées respectives qui, parties en croisade, arrivent à Messine en septembre 1190.

     

    Deux chroniqueurs anglo-normands ont relaté l’hivernage des deux armées dans le Nord-Est de la Sicile, montrant l’incompréhension qui s’installe immédiatement entre les croisés et ce que le ménestrel normand Ambroise décrit comme « les bourgeois de la ville [Messine], ramassis de Grecs et de ribauds, gens issus de sarrasins ». Aucun baron siculo-normand n’éprouve d’ailleurs le besoin d’accompagner les croisés lorsqu’ils reprennent le chemin de Jérusalem au printemps 1191, tant cette quête est étrangère aux habitants de l’île. Mais l’irruption de l’intolérance religieuse absolue que représente l’esprit de croisade va définitivement faire basculer le fragile équilibre de la société sicilienne vers l’Occident chrétien.

     

    En 1194 en effet, après la mort de Tancrède, tous les regards se tournent à nouveau vers Constance dont le mari vient d’être couronné empereur sous le nom d’Henri VI. Seule à Palerme avec un nouveau-né, elle lutte pour que son fils reste en vie dans la confusion d’une Sicile laissée à elle-même. Ses négociations avec le pape lui permettent finalement de voir son enfant proclamé roi de Sicile en 1198, date de sa propre mort. Ce dernier, qui régnera sur l’île de 1211 à 1250, va se révéler le prince le plus original et le plus éclairé du XIIIe siècle, parfaite rencontre entre les Normands et l’Empire germanique, la latinité et l’islam. Il passera à la postérité sous le nom de Frédéric II. La dynastie de Souabe remplace ainsi celle désormais éteinte des Hauteville, fait fructifier son œuvre et retrouve en Charlemagne le modèle des souverains.

     


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  • PATCHWORK ETHNIQUE ET ÉQUILIBRE RELIGIEUX

    En entrant à Palerme, les « hommes du Nord» découvrent les fastes d’une puissante cité musulmane de Méditerranée, dont la richesse architecturale et la vigueur du commerce sont sans commune mesure avec celles des villes chrétiennes d’Occident. Ils ne tardent pas à comprendre tout le parti qu’ils peuvent en tirer. Là se trouve peut-être la différence avec les croisés. Pourtant, dès la fin du XIe siècle, les auteurs chrétiens tentent d’accréditer l’idée que la reconquête de la Sicile est une croisade avant l’heure. A tort. Guiscard et ses frères sont des guerriers soucieux avant tout d’or et de pouvoir. Certes, la conquête territoriale s’accompagne du rétablissement du culte chrétien dans les villes reconquises ; les châteaux nouvellement édifiés portent des noms d’apôtres. Mais, dans la société du XIe siècle, il ne pourrait en être autrement.

     

    Différence radicale encore entre les Normands et les grands barons du Nord partis à l’assaut de Jérusalem : leur attitude à l’égard des populations musulmanes. La prise de Palerme, par exemple, ne s’accompagne d’aucun massacre gratuit. Chaque habitant présente un intérêt économique, et les Normands préfèrent le lourd encadrement militaire et judiciaire qui leur est familier, reproduisant le système féodal qui codifie avec précision le rôle et les devoirs de chacun, au carnage absolu qui caractérisera, en 1099, la prise de Jérusalem par les croisés.

     

    Palerme soumise, Guiscard se désintéresse assez tôt de la Sicile, laissant le soin au comte Roger d’organiser ces nouveaux territoires. Il pense à sa prochaine conquête – la seule désormais digne de lui – : la couronne impériale de Byzance. Jusqu’à sa mort dans l’île de Céphalonie, en 1085, il livre un combat acharné au basileus Alexis, mettant les Balkans à feu et à sang, sans jamais atteindre les antiques murailles de Constantinople. Son corps ramené en Pouille sera inhumé auprès de ceux de ses frères aînés en l’église de la Trinité de Venosa, terre des premières conquêtes, qui sera délaissée par ses successeurs pour les magnificences de la cathédrale de Palerme. Sur sa tombe, l’épitaphe commence ainsi : « Ci-gît Guiscard, terreur du monde. »

     

    C’est soulagé de la pesante tutelle de son aîné que le comte Roger – appelé « le Grand Comte » depuis la naissance de son fils – va mettre en place une dynastie régnant sur un étrange patchwork ethnique qui résistera un peu plus d’un siècle aux intolérances de ses voisins du Nord comme du Sud. Dès les premières années est instauré un système vassalique calqué sur celui de la Normandie ducale : le comte est entouré d’une cour peu nombreuse, limitée aux seigneurs normands et à leurs épouses qui sont issues des grands lignages locaux. Mais la somptuosité des palais légués par les Arabes ébranle bien vite la rigueur des hommes du Nord qui intégreront cet art de vivre dans l’architecture de leurs palais.

     

    Si les hautes hiérarchies militaire et ecclésiastique ne comptent que des Normands, l’administration de l’État arabe va demeurer. Ainsi, le cadastre utilisé pour lever l’impôt sur la terre reste en vigueur, de même que, dans les campagnes, les cadi chargés de juger les affaires courantes sont maintenus auprès des populations musulmanes. L’usage des trois langues, arabe, grec et latin, est de fait admis et l’on a largement recours aux traducteurs comme l’indiquent de brefs résumés en grec au dos des chartes rédigées en arabe.

     

    Néanmoins, après la chute de Palerme, durant les années ou les Normands parachèvent leur domination de l’île, l’élite intellectuelle musulmane émigré vers l’Espagne et le Maghreb. Et certains déplacements forcés de populations ainsi que quelques ventes d’hommes comme esclaves se produisent. Ils apparaissent toutefois plus liés à une logique militaire qu’à une volonté délibérée de représailles à caractère ethnique. D’ailleurs, de même que l’émir de Palerme, au début du XIe siècle, s’était attaché un secrétaire chrétien, l’on trouve des musulmans parmi les proches des chefs normands. Le titre d’émir est même conservé dans sa version latinisée d’« admiratus » et continue d’être porté, mais le plus souvent par un chevalier normand !

     

    C’est surtout dans le domaine religieux que les Normands font preuve de sagesse, en évitant de compromettre le fragile équilibre existant entre les différentes confessions. Bien entendu, le catholicisme romain, religion du vainqueur, se voit privilégié et l’on construit et reconstruit cathédrales et abbayes dans toute la Sicile ; par ailleurs, quelques mosquées sont transformées en églises. Sans qu’il soit porte cependant de graves atteintes au patrimoine religieux de l’islam.

     

    Les réactions des populations autochtones à l’arrivée des Normands sont variées. L’islam est alors en recul, sans faire l’objet, au moins jusque vers 1160, d’attaque particulière, et les musulmans restent en grand nombre dans l’île. Les Grecs, quant à eux, coupés qu’ils sont des Balkans depuis la prise de Bari et d’Otrante en Pouille, vont progressivement retourner vers l’est, même si – paradoxalement – leur langue est la plus usuelle à la cour des rois normands. Quant aux importants établissements juifs de Catane, Syracuse, Messine et Palerme, ils prospèrent grâce à la sécurité retrouvée, indispensable au commerce.

     

    A la fin du XIe siècle, on peut donc voir cohabiter dans nombre de domaines de premier plan – comme celui des évêques de Catane et de Syracuse – des Arabes, des Juifs et des Grecs, et cela pour le plus grand profit d’un prince normand qui relève de l’Église de Rome. Il ne faut toutefois pas idéaliser cette coexistence nécessaire à chacun pour assurer la survie de son groupe. Ainsi, le Grand Comte Roger dirige la Sicile, de longues années durant, depuis Reggio de Calabre, puis de sa forteresse de Messine, pour plus de sécurité ; ce n’est qu’en 1112 que son fils Roger II se sait assez fort pour s’installer dans la grande ville musulmane qu’est alors Palerme. Ce dernier se fait d’ailleurs proclamer roi de Sicile en 1130, alors que ses prédécesseurs s’étaient contentés des titres de duc et de comte.


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