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UN ROI CHRETIEN AUX MŒURS DE PRINCE ORIENTAL
UN ROI CHRETIEN AUX MŒURS DE PRINCE ORIENTAL
Aux yeux des Byzantins qui ont en mémoire les prétentions impériales de Robert Guiscard, le roi de Sicile est une sorte de roitelet présomptueux et illégitime, comme l’exprime avec force Anne Comnène : « Donc ce fameux Robert, passé d’une condition très obscure à un rang illustre après avoir rassemblé autour de lui des forces puissantes, ambitionna de devenir autocrator des Romains [...]. Je ne suis pas surprise que des êtres de la plus basse extraction jouent le rôle des personnages de noble et d’illustre famille. » Vue d’Occident ou l’on ne parle ni le grec ni l’arabe, la situation paraît tout aussi étrange. Roger II qui, semble-t-il, s’exprime en grec, apparaît certes comme un roi chrétien, mais aux mœurs de prince oriental. Dans le climat d’hostilité qui règne depuis les croisades, une telle situation est parfaitement intolérable. Pour les musulmans enfin, c’est un mécréant, tolérant certes, mais ayant remplacé les mosquées par des églises.
Ces données inédites brouillent l’image du roi. D’autant que Roger II forge, tout au long du XIIe siècle, des rituels de couronnement et d’organisation de la cour empruntant explicitement aux différentes traditions. Ses actes sont ainsi précédés d’une formule pieuse : « Dieu soit loué et remercié pour ses bienfaits », comme il est de coutume en terre d’islam. Les formules rhétoriques liées au roi auraient de quoi stupéfier un scribe du Nord, tel ce « Que Dieu élève le toit de sa demeure » qui s’inspire d’un verset du Coran. Les représentations du souverain relèvent de ce même mélange. Ainsi, une représentation du couronnement de Guillaume II (1166-1189) par le Christ, dans la cathédrale de Monreale, près de Palerme, le montre vêtu d’une longue robe brodée et ornée du loros, insigne impérial, portant enfin une couronne bordée de part et d’autre de pendentifs strictement réservés à l’empereur byzantin.
C’est que gouvernant un peuple composite, le roi de Sicile entend se faire reconnaître de tous ses sujets, en utilisant des symboles qui évoquent à chacun les signes du pouvoir. Il opère de la sorte une véritable symbiose entre les valeurs chrétiennes et les techniques arabes de gouvernement. Il en résulte un pouvoir absolu s’appuyant sur une bureaucratie omniprésente [2].
Pour atteindre ce résultat, Roger II et ses successeurs se feront bâtisseurs et, en s’aidant d’une cour toujours plus cosmopolite, développeront un art original totalement tourné vers la mise en scène du souverain. Aujourd’hui encore, l’Italie du Sud et surtout la Sicile apparaissent à première vue sous la forme déroutante d’un puzzle bigarré dont on se prendrait assez volontiers à vouloir explorer chaque facette, tant le côté ludique de la démarche semble inépuisable : influences byzantine, arabe, normande ; architectes, techniciens, ouvriers, peintres et mosaïstes de toutes origines. Ces éléments composites sont cimentés par l’art dynastique développé sous les Normands. Régnant en terre étrangère grâce à l’accord papal, ceux-ci légitiment par ce biais leur souveraineté, ce à quoi s’attache tout particulièrement Roger II, dès son couronnement.
Ainsi, dans la cathédrale de Cefalù. Cette œuvre de commande commencée en 1131 est destinée à servir de mausolée à la dépouille mortelle de Roger II et à en glorifier la mémoire – jusque par un tombeau réalisé dans des colonnes de porphyre, matériau traditionnellement réservé aux empereurs. Le Christ Pantocrator (Christ en buste dans l’art byzantin) qui s’y trouve, assez disproportionné par rapport à la Vierge Marie et aux anges, impose sa stature de juge tout-puissant sur un fond doré presque vide excepté l’inscription : « Iudico » (« je juge »). Il se réfère sans équivoque au souverain sicilien.
De même, la chapelle Palatine, oratoire privé à l’intérieur du palais royal de Palerme, commandée dès 1130, abrite plusieurs exemples de ces christs, dont celui de la coupole (daté de 1143) : entouré des archanges habillés en gardes impériaux, des prophètes et des évangélistes, il est comparable au souverain entouré de sa cour - rappelons que la chapelle Palatine servait tant aux offices religieux du roi que comme salle d’audience pour recevoir des laïcs. La démarche artistique de Roger II s’affirme en toute cohérence avec ses valeurs, parmi lesquelles le sens de la justice et le désir explicite de magnifier sa dynastie.
Quant aux palais prives et jardins royaux, ils déclinent les modèles islamiques. Les solatia (lieux de délices) de Palerme, riches en fontaines et en sophistications décoratives, sont bien loin des châteaux normands, strictement défensifs. A la mort de Roger II, Guillaume Ier (1154-1166) puis Guillaume II (1166-1189) continuent à développer l’art architectural du palais et des jardins inspiré de l’islam. L’exemple le plus fameux en demeure la Zisa, élégant palais de trois étages, de proportions et de dimensions dénotant certaines analogies avec les donjons des châteaux de Normandie, comme la disposition des salles de réception. Mais la Zisa est aussi munie d’un très astucieux système de ventilation, comme certains palais du
Moyen-Orient, et flanquée d’un pavillon thermal. A l’autre bout de Palerme, le palais de la Cuba s’éloigne plus encore du modèle nordique pour atteindre une extrême complexité. Il est de plan centré, où les salles s’ordonnent autour d’une cour carrée avec une fontaine et un petit kiosque entièrement bordé de portiques, comme dans certaines constructions fatimides du Caire ou de Suse. Le voisinage de l’édifice et du lac qui le borde provoque une vision féerique, par le reflet du bâtiment dans les eaux.
Mais cette royauté normande ne dure qu’un siècle. Après la mort sans descendance de Guillaume II en 1189, le pouvoir est revenu à sa tante Constance, fille posthume de Roger II, mariée au fils aîné de l’empereur germanique Frédéric Barberousse. Face au danger qui se profile d’une « Sicile allemande » qui prendrait ses États en tenaille, le pape fait alliance avec les grands barons siciliens pour imposer sur le trône un personnage d’origine obscure, Tancrède de Lecce. Durant son court règne - il meurt en 1194 -, celui-ci a la tâche difficile d’héberger les rois de France et d’Angleterre, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, ainsi que leurs armées respectives qui, parties en croisade, arrivent à Messine en septembre 1190.
Deux chroniqueurs anglo-normands ont relaté l’hivernage des deux armées dans le Nord-Est de la Sicile, montrant l’incompréhension qui s’installe immédiatement entre les croisés et ce que le ménestrel normand Ambroise décrit comme « les bourgeois de la ville [Messine], ramassis de Grecs et de ribauds, gens issus de sarrasins ». Aucun baron siculo-normand n’éprouve d’ailleurs le besoin d’accompagner les croisés lorsqu’ils reprennent le chemin de Jérusalem au printemps 1191, tant cette quête est étrangère aux habitants de l’île. Mais l’irruption de l’intolérance religieuse absolue que représente l’esprit de croisade va définitivement faire basculer le fragile équilibre de la société sicilienne vers l’Occident chrétien.
En 1194 en effet, après la mort de Tancrède, tous les regards se tournent à nouveau vers Constance dont le mari vient d’être couronné empereur sous le nom d’Henri VI. Seule à Palerme avec un nouveau-né, elle lutte pour que son fils reste en vie dans la confusion d’une Sicile laissée à elle-même. Ses négociations avec le pape lui permettent finalement de voir son enfant proclamé roi de Sicile en 1198, date de sa propre mort. Ce dernier, qui régnera sur l’île de 1211 à 1250, va se révéler le prince le plus original et le plus éclairé du XIIIe siècle, parfaite rencontre entre les Normands et l’Empire germanique, la latinité et l’islam. Il passera à la postérité sous le nom de Frédéric II. La dynastie de Souabe remplace ainsi celle désormais éteinte des Hauteville, fait fructifier son œuvre et retrouve en Charlemagne le modèle des souverains.
Tags : roi, roger, sicile, palais
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