• Jean Chéradame, de son nom latin Johannes Chaeradamus, est un hébraïsant et helléniste français du XVIe siècle, originaire de Sées ou d'Argentan dans l'Orne.

    Il fit des études de médecine et fut vraisemblablement professeur d'hébreu. Il entra comme professeur de grec au Collège royal vers 1543.

    Le peu que l'on sait de lui a été rapporté par Gabriel-Henri Gaillard : « On ignore son nom français ; celui de Chéradame est un nom grec allégorique par lequel il prétendait exprimer son ardeur pour vaincre les difficultés de l'étude ; il prenait aussi le nom d’Hippocrate, apparemment parce qu'il avait étudié en médecine. Cet homme ne paraît pas avoir été modeste ; il est trop peu connu pour les noms et les éloges qu'il se donne. Il publia une grammaire grecque, un dictionnaire grec, une espèce de grammaire hébraïque, dont Paul Paradis a dit du bien ; il fit un abrégé des adages d'Érasme ; il donna une édition de quelques comédies d'Aristophane ; il travailla longtemps à une Myrias mystica, qui devait expliquer tous les sens mystiques du nom de Dieu, et à une Myrias historica, dont il ne s'occupait, disait-il, que les nuits, parce que le jour était employé à ses leçons publiques et particulières ; il ne paraît pas qu'on ait vu ces fruits de ses veilles. »


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  • Histoire merveilleuse et effroyable arrivée en Normandie en 1470
    dont la copie fidèle a été découverte par Léon Le Rémois
    dans les archives de la mairie de Quettehou (Manche)

    ~*~

    HISTOIRE EFFROYABLE ET PRODIGIEUSE
    ARRIVEE EN 1470
    AU PAYS DE NORMANDIE
    Au très grand estonnement du peuple

    Ce jour d'huy vingt-quatriesme de juin mil quatre cent septante six de J. C. † my Bonne Aurellie Victoire de Questil, dame de Montfarville, Gatteville, le Vicel, veuve de haut et puissant seigneur de Réville, Carquebut et Tourlaville ; envieuse de faire à savoir ès générations futures l'évenement miraculeux duquel fut témoin oculaire, et par crainte de trahision fausse par ouxtrance ou diminution, ai écrit copie fidèle de ce, et ai fixé icelle en terre au pied du troisième marronnier de notre venelle de l'est, et surtrait bin tiré de la susdite scène par Jehan Louis le Crestey abbé de St Martin de Réville, homme érudit et moult expert ès sciences et ès arts.

    Au trentième jour de décembre de mil quatre cent septante entour la deuxième heure de relevée étions entour l'âtre my not époux not fils et lou frère de not époux qui était moine et encore l'abbé le Crestey et moult varlets et chambrières quy vaquaient à leu besoing, froidure était grande et fort feu brûlait en l'âtre en not grande office de Réville. Not époux avait 60 ans d'âge, roux haut et fort avait servi jadis le roi Karle septième conte l'anglais et était au dire de chacun homme juste considérable et puissamment riche quant ès varlets chevaux mules et aussi vaques laiteuses, mais point érudit, ne savait point lure et avait oui accoutumé dire en son langage : Rapière de gentilhomme moult preferable à plume de bailly. Mariée à ly à 24 ans me rendit mal contente quoique d'humeur guerroyeuse, avais de ly seul fils grandement mal sain qui fut Louis Giron d'humeur tendre, et caraissante, non plus érudit que son père. Quant à my, aimai moult canchons et lectures et gardai en mémoire moult romans de cavalerie et moult oraisons de lithurgie sainte ayant couru fort lou monde et visité avec fréquence Barofleur et Valoigne. Pour lou moine, avait quatre années moins de not époux, mais, plus grossier et lourd était moult craint et détesté fort car ly violent et brutal surtout ly ayant bu. My détestais ly et oncques damoiseau. Pour mé, ly cassait la laine ou muchait my quenouille et ciseaux ou minchait coiffe et ambulos ou ly plaçait en my scabeauret moult épingle et égul à seule fin de piqué mé or my larmoyais fort et invectivait mé disant larmoyeuse et bestiale. Or donc syre Jehan et son fils Louizot fabriquaient lou beurre à mous gout, beurre que ly estimait fort, my filais my quenouille et lou moine fessait lou petit varlet Sauf-Grain par dilectation et maligneté. L'abbé le Crestey lûsait en haut histoires du petit Jehan de Sainct-Ré, roman moult rigolot, et tous gaudissions à la manière des bossus sauf le moine qui oncques ne gaudissait. Soudainement frappa et entra en salle Pierre Tesson, lequel syre Jehan avait mandé à effet de réclamer à ly dette conséquente de trais cents livres que ly estait redevant pour la pastoure de Sussaire entour une Toussaint. Adeste était chanté déjà et oncques soldait maistre Pierre Tesson, ly point accoutumé de cela et soldait chaque an au jour, et était pour syre Jehan sujet considérable de stupefaction, aussi du premier que reconnut ly, prit visage grandement séver et cria avec forte colère : Vilain, solde mé ou tient le certain de mourri, bon chanvre est en grenier à seule fin de serré le co à té à la potanche, respecte-té. Grande terreur fut sur ce en maistre Pierre lequel répondit tremblant tout plein : héla ! héla ! messyre, my point culpable ay soldé au temps et leu les susdictes trais cents livres et ne doi plus rien chose nulle ; plus déclara avoir rémises icelles ès mains du moine par cause d'absence du seigneur, affirmant ce du très Sainct Évangile ce que ayant oui lou moine cessa la fessade du petit Sauf-Grain et voulu sortir ; mais syre Jehan, hala ly et ly dit : Frère presche à mé et dit mé si tout ce est souvenance en té. Lou moine obstina fort et invectiva syre Jehan disant depuis quel temps avait pour frère un larron et faites cas plus considérable ès serment de vilain qu'à paroles de moine ; faites prendre ly incontinent comme imposteur et débiteur car oncques n'ai reçu chose nulle. Jure ce, dit Pierre. Lou moine jura et dit : Satan emporte mé, si toute parole dite par mé n'est point pure vérité. A peine lou moine eut-il presché de la sorte que grand bruit se fit en tout l'office, la fenestre du sud tomba avecque fracas et advint hydeuse créature dyssemblable de tout chrétien et que oncqnes n'avait vu en Réville. Tout noir de corps, chauf-souris par les ailes et les pieds lesquels étaient griffus, la tête de icelui était nère avec oeils, nez, aurelles et bouche et encore des cornes au dessus qui fit comprendre à mé qu'était lou diable et aussi forte odeur de soufre accompagnait ly et emplissait l'office. Pour lors moult terreur fut en nous tous et larmoyant sauf maistre Pierre qui gaudissait. Lou moine heurlait plus que autre il était face en terre sur carreau, mais messyre Satan avait vu ly et saisit ly ès deux aurelles, et tirant des ailes enleva ly par la fenestre au grand ébahissement d'un chacun qui criait fort et faisait nombreux signes de croix. Lou moine ainsi enlevé prit un visage souçant car était créature du diable et fut vitement chéri de ly. Tous sortimes au dehors pour voir ce et étions moult effrayés pénétrés à fond de l'horreur du parjure. Lou diable tint iceluy durant my-heure dré au-dessus du manoir à effet que tous vyssent ly. Lou moine ricanait et tenait aux mains deux pouches pleines de sorts que Lucifer avait donnés à ly, il devint pour lors moine de Saire et fut fléau du pays, car Satan avait enlevé ly non à tort. Lou moine avait parjuré avait reçu trais cents livres de maistre Pierre en un certain jour que messyre Jehan était allé chasser lou sanglier conjointement avecque messyre de Cabourg ès forest de Hougues et de Melto. Lou moine ne fut point un regret pour ly car ly malin et invectif était méchant chrétien et oncques n'assistait à messe ni à vespres et aussi faisait grasse chère durant vendredi et samedi affirmant ne point croire à Dieu. Pour lors étant fils de Satan, on voit ly toutes nuits au bord de la rivière de Saire niant tout chrétien qui passe ès gué ou à la pointe de Saire, envieux de démolir la croix du Christ : ay oui dire à d'aucuns que ly était permutable en boeuf, âne, cheval et porc et se vête ainsi à sa manière à effet de goubliné lou pauvre mond.

    Un coup, entour la Pentecôte de mil quatre cent septante un, entour onze heures du soir étais en my cabinet et dormais profondément, tout à coup grand démangement vint en my et my frottant l'oeil vit non sans terreur chouette hydeuse my chatoyant l'ortel et eus appréhension considérable aussi larmoyai for et hurlai. Pour lors la chouette prescha a mé et dit : Aurellie évele té et écoute toute chose que Satan a dit à mé de porter à té étant frère de syre Jehan, lou moine de Saire (et sur ce larmoyais de plus fort) et il ajouta : Tu es vraiment moult pleurieuse et m'embarrasse fort aussi aye souvenance que non seulement pleureras en cette vie mais encor in perpetuum et tant que lou mond sera mond, tant que prêtre chantera pour toi un Libéra forte pluie tombera en ce jour sur terre à la manière de giboulée et tout laboureur entour une moisson dira en ly : Honny soye dame Giron. Syre Jehan et son gars Louizot qui sont à té à grand affectionnement crèveront, lou clochet de St Eloi tombera à néant et aussi celuy moult plus grandiose de St Martin de Réville. Les closets juste Tatihou qui sont propriété de té seront mangés par la mer et icelle adviendra en un temps dré devant Cabourg (et ce parut à my forte imposture). La tourelle du châtet sera brûlée et ne restera que corps de manoires aussi adviendra religion autre qui divisera lou mond. Voilà de toutes parts batailles luttes et sang versé (et sur ce me signai trais coups). Réville même sera mis en siège par gens d'armes nombreux, puis la propriété de Réville quittera famille de té, ira ès mains étrangères lesquels accroitront moult le châtet mais à peine ornement est fait lou seigneur est chassé et tous les seigneurs en tout France gens d'armes occupent lou manoire toute croix est coupée et mise au feu, tout colombier est à-vo-lo, et St Martin est fermé (my signant trais coups jadorez Dieu humblement) lou moine rigolait avecque grand malice et contentement puis ajouta : Après moult années beaucoup de mal a été fait par my mais lou règne de my a passé, lors toute famille nouvelle vint ès manoire et quelque sang de Questil coule en leurs veines (ce fut pour my grande jouissance). Voilà my règne à-vo-lo car serai moult embesté et gesné par icelle, réparé sera lou manoire, aussi St Martin et St Eloi, en tout point nombre de Christets seront posé et lou pont de Saire a des portes, la rivière rentre en sont lit et nombre de vacques laiteuses paîtront en plein grécès (sur quoi fort rire attaqua mé) enfin tout chrétien saura lure et se vêtira de laine, pour lors plus ne goublinerai et malheur à my, mais par Lucifer my patron, toutes ces choses arriveront et sur ce disparut. Depuis ay déjà vu moult accomplissement de la prophétie de ly. Not époux est défunt de soixante treize et mon fils Louizot de quatorze et ce fut pour mé vif chagrin toutefois héritoy de ly et mé défunte Réville adviendra à Guylaume de Questil syre de Montfarville, lequel fera dire dire moult oraisons pour my pauvre âme. La mer a en effet opéré moult ravages et a mangé nombre de closets juxte Tatihou, qui a su quand on arrêtera icelle. La tour du manoire a brûlé lou quatorze juin soixante quinze et en une même année lou clochet de St Eloi est anéanti, lors fut blessé par chute de la cloche Thomas Pilard qui faisait dévotion de ly au côté de son seigneur et maistre syre Hervé de la Sauvagerie. Saint Martin tombera héla ! héla ! ouvrage conséquent fait des deniers de not biau-père Martin Giron de qui étais bru et my serai honny in perpetuum, aussi laisserai moult or et argent à effet de dire moult messes qui feront juste balance ès diablotins, et aujourd'huy place en terre au huitième tilleul de la grand cour somme conséquente de dix mille livres en un petit sac de cuir desquelles livres cinq mille livres pour les pauvres et lou restant à effet d'ériger grande léproserie en laquelle sera admis tout être malsain, homme d'armes comme manant ayant en mé fort souvenance, que Dieu not père est bon pour tous les hommes.

     


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  • Amable Floquet

     

                                                                                           


    (1797-1881 )

    Encore un procès
    Anecdote normande
    (1844)

    En 1744, il n'était bruit, dans Rouen, que d'un grand procès, en instance, depuis plusieurs années, au Parle­ment de Paris, mais qui, regardant notre cité, y préoccupa long-temps et vivement tous les esprits. Il s'agissait du tes­tament fait en faveur de la ville, par le docte et pieux abbé Le Cendre, chanoine de Notre-Dame de Paris, auteur de nombre d'ouvrages d'histoire, dont plusieurs sont re­cherchés encore aujourd'hui.

    Enfant de Rouen, Le Cendre, à son heure suprême, s'était souvenu de sa ville natale. Né pauvre, instruit par charité dans nos colléges, il avait toujours ressenti profon­dément un si grand bienfait, que son cœur le pressait de reconnaître. Il devait aux Lettres toute sa fortune, il la leur voulut rendre en les faisant ses héritières. Et, comme on s'étonnait, en France, qu'au milieu du XIIIe siècle, Rouen, une si grande ville (la ville de Corneille) n'eût point encore d'Académie, il lui avait légué, en mourant, ce qu'il fallait pour en établir une.

    Que, sur cela, on n'eût cessé, depuis dix ans, de contester, de disputer, de plaider et d'écrire, vous l'allez aisément comprendre tout à l'heure. C'est qu'après la mort du savant et généreux chanoine, était venue s'abattre et fondre sur Paris une épaisse nuée de Le Gendre, réclamant à grands cris son riche et désirable héritage. Ils étaient tous Normands, assuraient-ils ; et, de vrai, ce point n'a jamais été contesté ; mais, de plus, à les entendre, ils étaient, tous, très proches parents du défunt ; et, à cet égard, on avait des scrupules. Tous ces Le Gendre, quoi qu'il en soit, criant bien haut à la spoliation, à la sug­gestion, à la captation, avaient attaqué le testament de l'abbé ; si bien que, dix années durant, la grand'chambre du Parlement de Paris devait ne voir, n'entendre qu'eux ; et, si elle les en eût voulu croire, n'aurait eu souci d'aucune autre affaire.

    Mais, à Rouen, du moins, tous, d'un commun ac­cord, devaient (supposerez-vous) désirer la validation d'un legs si honorable pour le testateur, si avantageux au pays. Il ne fallait, à la vérité, pour cela, que regarder autour de soi ; il ne fallait que se souvenir de ce qu'avaient fait, de ce que faisaient chaque jour encore, pour la cité, les modestes et laborieux habitués d'un petit jardin, caché, pour ainsi dire, dans un recoin du faubourg Bouvreuil ; étroit réduit, fréquenté assidûment par quelques hommes d'étude, auxquels il appartenait en commun.

    Ces réunions dataient déjà de loin. Là, d'abord, il ne fut parlé que de plantes, d'arbres et de fleurs. Mais aux bota­nistes s'étaient bientôt venu joindre de doctes médecins, d'habiles opérateurs, des chimistes, des physiciens, des astronomes. Puis, avec le temps, à peine aurait-on su ima­giner chose dont quelqu'un de ces fervents travailleurs ne pût disertement parler. En sorte que, chaque jour, mainte­nant, on s'occupait, là, avec bonheur et succès, de toutes matières touchant aux Sciences, aux Lettres et aux Arts. Car les Arts, les Lettres, invités, dans la suite, à ces sé­rieuses assemblées, étaient venus, de bonne grâce, en accroître l'intérêt et le charme. Après avoir entendu un mé­moire de Le Cat, de Tiphaigne de La Roche, on aimait à contempler quelque belle esquisse de Descamps ; souvent, Cideville et son ami Formont y firent applaudir des vers heureux et faciles, de petits poèmes que Voltaire prisait, et que, même, il avait corrigés quelquefois. Or, n'était-ce pas là, pour Rouen, une Académie, qu'il ne s'agissait plus que de reconnaître ; et que tardait-on de le faire ? A de tels hommes, sans doute, revenait, de droit, le legs de Le Gendre ; c'était bien à eux, à eux seuls, assurément, qu'en testant, il avait songé ; et, enfin, pour que Rouen eût une Académie, que restait-il que de gagner le malencontreux et interminable procès de Paris ?

    Ce procès, l'Hôtel-de-Ville de Rouen l'avait vivement pris à coeur. Même, deux Échevins, envoyés exprès à Paris, tenant tête aux Le Gendre, y protégeaient avec ardeur la cause des Lettres ; et n'était-ce pas là faire encore les affaires de la cité ? — Mais, long-temps avant eux, était arrivé le conseiller Cideville ( l'une des gloires du Parlement de Nor­mandie), homme plein de dénoûment et d'ardeur, qui, en une telle rencontre, ne s'épargnait pas, on le peut croire ; Cideville, le confrère, l'ami, le député des doctes habitués du petit jardin de Bouvreuil ; magistrat ami des Lettres qu'il cultivait avec amour et succès ; estimé de Fontenelle ; cher à Voltaire ; ajoutons : le plus serviable de tous les mortels, « un homme se levant chaque jour, à quatre heures du matin, pour les affaires des autres. » (Voltaire, lui-même, nous en a laissé ce portrait, qui fera toujours aimer sa mé­moire. ) Ici, du reste, ce n'eût pas été, pour lui , le cas de dormir ; ces affamés et âpres Le Gendre, tous debout, chaque jour, de grand matin, assiégeant, dès l'aube, avocats, pro­cureurs, présidents et juges. Ce nom de Le Gendre, cette parenté dont ils faisaient grand bruit, avaient pu leur concilier la faveur. Et puis, de longues et obscures clauses du testa­ment de l'abbé semblaient (disait-on) d'une exécution im­possible. En somme, la cause de Rouen paraissait bien aventurée, déjà perdue, autant vaut dire ; et la décision, cependant, ne pouvait plus se faire attendre long-temps.

    Dans de telles circonstances, les dernières lettres de Cideville à ses doctes amis de Rouen avaient été courtes, et tristes ; aussi, tout était-il en émoi, depuis quelque temps, au petit jardin de Bouvreuil. Nos savants, éperdus, laissant là, dans leur anxiété, plantes, analyses, prose, vers, com­pas et lunettes, n'avaient plus aujourd'hui l'esprit qu'à la procédure ; la procédure (ai-je dit) qui, elle aussi, est bien une science, si vous le voulez, et même une science des plus vastes et des plus fécondes, mais dont il parait que ces messieurs parlaient tous très peu pertinemment, n'en ayant pas fait, peut-être, une étude assez approfondie, jusqu'à cette heure.

    Chaque jour, au reste, leur étaient prodigués, en toutes rencontres, de touchants témoignages de sympathie. Le Parlement, la Chambre des comptes, le Barreau, le Chapitre, les Notabilités du négoce s'étaient, tout d'abord, déclarés en leur faveur, et n'avaient cessé de faire, hautement, des vœux pour l'heureuse issue de l'interminable procès.

    Faut-il l'avouer, néanmoins, et le voudra-t-on croire ? hélas ! ce, n'était point là, dans Rouen, le sentiment de tous. Il m'en coûte, assurément, de le dire ; peut-être ferais-je mieux de le taire ; mais est-il permis, après tout, de rien dissimuler dans une histoire ! Disons donc, puisque la vérité nous y contraint, disons ; qu'il y avait alors, dans notre cité, quelques bonnes ames peu favorables aux Sciences, aux Arts, à la Littérature, si, même, elles ne leur avaient pas voué une implacable haine. Or, le péril imminent que cou­raient, dans la conjoncture, ces choses, objet de leur aver­sion profonde, était pour elles, sachez-le, une consolation sensible, j'ai presque dit une ineffable douceur. Et, de vrai, rarement verrez-vous un ignorant prendre en gré celui qui s'évertue avec ardeur pour cesser de l'être. Le paresseux hait le travail (c'est chose qui va toute seule) ; mais, avec le travail, il hait, parfois, aussi, le travailleur, et s'appliquera, alors, à le poursuivre, à le traverser de tout son pouvoir.

    Bref, le legs du bon chanoine de Paris avait chagriné, dans Rouen, et même scandalisé (pouvons-nous dire) tous ceux qui faisaient profession, un peu déclarée, de haïr sin­cèrement, et de tout leur cœur, les livres, les arts et les travaux de l'esprit. « Eh quoi ! (disaient-ils), ne nous sommes-nous pas bien passés jusqu'ici d'une Académie ? Et puis, fallait-il deshériter ainsi toute une famille ? Un prêtre, un chanoine en user de la sorte ! Et cela pour établir des Jeux floraux, des Jeux olympiques, et je ne sais quels autres jeux encore, dont on n'avait jamais entendu parler avant lui ! Sacrifier, pour ce beau dessein, onze cents bonnes livres de rente ! Et ces messieurs de l'hôtel-de-Ville, cependant, accueillant de pareilles billevesées, destinent tout cet argent à ces dix ou douze songes-creux du petit jardin de Bouvreuil ! L'avantageux placement, n'est-il pas vrai ? Mais, patience ; les parents ont fait du bruit; la justice est là ; et comptez que nous verrons beau jeu, sous peu de jours. »

    Ainsi devisaient, chaque soir, à la Bourse découverte, de vieux patriarches, habitants, de père en fils, de la rue de l'Estrade, de celle des Roquois, et autres régions cir­convoisines ; tous ignorants comme des enfants nouveaux-nés ; tous ennemis, et ennemis irréconciliables, non pas seulement de l'étude, mais, aussi, de quiconque ils au­raient soupçonné de l'aimer, si peu que ce pût être ; ayant, au surplus, médité Barème, et le pratiquant en­core, chaque jour, non même sans quelque succès ; mais, d'un commun accord, ils avaient, dès long-tems, mis à l'index, comme entièrement superflus, tous autres livres, quelqu'en fùt le titre, et de quoi qu'il s'y pût agir. Assez hommes de bien, au demeurant, bons compagnons même, aimant la joie, le mot pour rire, et attirés, tous, insensi­blement, avec le temps, les uns vers les autres, par une entière conformité d'humeurs, d'inclinations, d'antipa­thies, qui, à la longue, avait établi entre eux l'union la plus étroite et la plus touchante.

    Que le procès de Paris, au point où vous le voyiez tout-à-­l'heure, allât, entièrement, au gré de ces bons amis, est-il besoin de vous le dire ? Les dernières nouvelles, surtout, les avaient comblés. Tout annonçait que M. de Cideville en serait pour ses frais de voyage et de séjour. Mais, aussi, qu'était-il allé faire à Paris, surtout, son grand ami, M. de Voltaire, n'y étant pas, et n'y devant revenir de long­temps ? Quant à M. de Fontenelle, qu'en attendre, âgé comme il était, et valétudinaire ! Peu enthousiaste, d'ail­leurs, et payant peu de grands mots et de manières, le philosophe avait, tranquillement, promis à M. de Cideville « les secours qui ne demanderaient point de mouvement. » N'était-ce pas lui avoir conseillé, en termes assez clairs, de ne rien espérer de lui ? Et, sur cela, Messieurs de la Bourse découverte entrant en joie, il les faisait beau voir et entendre (croyez-le), bravant, raillant, faisant rage, enfin, tombant sus, sans pitié aucune, à toutes les Acadé­mies et Sociétés savantes de la France et de l'étranger.

    Un jour, cependant, au plus fort de leurs ébats, joyeux devis, et bruyants éclats de rire, voilà qu'ont retenti, sou­dain, à leurs oreilles, trois mots qui les pénètrent d'effroi ; trois mots sinistres, que vient de leur jeter brusquement une voix , hélas ! bien connue d'eux tous, une voix amie, sincère, et ayant parmi eux pleine créance. « Tout est perdu (a dit cette voix), perdu sans ressource. » C'était un des leurs, maître Lasnon, vieux procureur au Parlement, fervent praticien, ne connaissant, au monde, d'autre livre que le Style du Châtelet, et même (disait-on) ne le sa­chant lire qu'à grand peine ; du reste, ancien et très digne compagnon de tous ces Messieurs, dont il dirigeait, de son mieux, les affaires. Pâle, essoufflé, aux abois, Lasnon était accouru leur annoncer, en hâte, les scènes affligeantes dont il venait d'être témoin au palais. « Et comment cela, tout perdu ? (s'étaient-ils écriés aussitôt.) M. de Cide­ville aurait-il donc écrit depuis peu ? » — « M. de Cide­ville ! (répond Lasnon, avec humeur ;) et vous ne savez donc pas qu'il arriva ici, hier soir, en poste, gagnant ainsi deux grandes journées sur le Carosse de voiture ? » — « Mais, enfin ( objectaient-ils ), ce procès ne peut être jugé encore ? » — « Le procès ? perdu, perdu, vous dis-je ; ou gagné ( si vous l'aimez mieux ainsi), gagné donc, et même avec dépens, mais pour ces messieurs du petit jar­din. — Le legs de cet abbé, validé de tous points ! » — « Mais cependant (reprenait-on), les droits des parents..... » — « Eh ! les parents, les parents ne sont point des parents (à ce qu'on a décidé là-bas) ; ces Le Gendre n'étaient rien, à ce qu'il parait, au feu chanoine de Paris ; M. de Cideville se vante, ici, de les avoir démasqués. » — « Bon ! (reprit un de la bande ;) mais, tant qu'il n'y aura point de lettres patentes... » — « Eh ! (interrompit Lasnon), les lettres patentes ; c'est bien là, vraiment, le pis de l'affaire. Sa­chez donc que M. de Cideville les apporta, hier soir, de Paris, scellées du grand sceau, en due forme ; et tenez, ils viennent, tout présentement, de les enregistrer à la Grand' chambre : j'y étais ; vous me voudrez bien croire ! De long-temps on n'avait vu tant d'apprêts ; discours de l'avo­cat-général, en requérant, avec louanges à ne pas finir compliment du premier président en prononçant l'arrêt ; et tous, sur cela, d'applaudir jusqu'au scandale ; puis, une affluence dans la Grande salle, pour les voir sortir de la Chambre dorée ; et de là, les échevins, avec Messieurs les vingt-quatre, ne sont-ils pas allés, en cérémonie, les in­staller à l'hôtel de ville, dans une salle disposée exprès, où ils seront comme chez eux ! Mais, j'oubliais que cette Aca­démie donnera des prix ; M. le duc de Luxembourg en prend sur lui la dépense. C'est, pourtant, M. de Fonte­nelle qui a mené à fin cette grande affaire, et sans bouger, seulement, de son fauteuil ? Eussiez-vous, jamais, pensé cela de lui ? Un homme de cet âge, et qui semble n'avoir pas le souffle ! Mais qu'est-ce encore ? Il leur a rédigé des règlements, des statuts ! Que vous dirai-je ? Il est d'avec eux, membre de leur Académie, associé (comme ils ap­pellent cela ! ) Et, quant à M. de Voltaire, ne voilà-t-il pas qu'il était aussi de la partie ? On montre, par la ville, des emblèmes, des devises qu'il a composés pour eux ; une Diane, je crois, ou, selon d'autres, un temple à trois portes, avec des vers latins ; on ne sait ce qu'il a voulu dire ; et, par-dessus tout cela, des lettres, des vers, des compliments, à leur tourner la tête à tous ! Mais quoi, vous ne m'écoutez plus ! — Attérés, il est vrai, par ce récit, et comme étourdis sous le coup, Messieurs de la Bourse découverte s'allaient séparer, sans rien dire. — « Mais attendez donc ! (leur criait Lasnon) ils n'en sont, peut-être, pas encore où ils pensent. Ignorez-vous donc ce qu'on dit : que M. Descamps, cet habile peintre, s'en va, ces jours-ci, en Angleterre, pour y demeurer toujours ? M. Le Cat , de son côté, a reçu, de Paris, des propositions magnifiques ; en voilà déjà deux qui vont tout laisser là. Quant à M. de Cideville, croyez-moi , je le vis toujours s'ennuyer au palais ; qu'on lui donne des lettres d'honoraire, il s'en va aussi : et de trois ; d'autres , soyez en sûrs, ne tarderont guère à les suivre ; et le chapelet se défilant ainsi.... D'ailleurs, on se raille , par la ville , de cette Académie ; il a circulé des vers, des couplets, des épigrammes ; et vous savez... le ridicule... Allons, allons, après la pluie , le beau temps ; il ne faut pas ainsi jeter le manche après la cognée. » —Mais, hélas ! c'étaient paroles perdues ; tous ces Messieurs, secouant la tête, sortirent soucieux et son­geurs, n'envisageant plus, pour eux, dans l'avenir, qu'af­fronts, mortifications, sensibles déboires ; et, de vrai, ils n'étaient pas au bout de leurs peines.

    C'était fête, au contraire, maintenant, fête, chaque jour, et fête à jamais parmi nos fortunés savants du petit jardin de Bouvreuil. Là, désormais, plus de chagrin, plus de procès..., et, partant, plus de procédure ; mais, en re­vanche, force dissertations, force mémoires ; des vers, des discours, à perte d'haleine ; car ne fallait-il pas rega­gner le tems perdu ? Du reste, à peine les vit-on reconnus avec tant d'éclat, qu'aussitôt s'était venu joindre à eux tout ce qui, dans notre ville, était désireux de travailler, de s'instruire et de bien faire. Les rieurs, bientôt, les rieurs, eux aussi, en ayant voulu être, y furent reçus, de bonne grâce, sous la seule condition d'être sages. Puis, ainsi en nombre, encouragés, unis et forts, anciens, nou­veaux, s'étaient mis, ensemble, à l'ouvrage avec ardeur. Le Cat, en dépit des sinistres prédictions, était demeuré à Rouen, le Parlement ne l'ayant point voulu laisser partir. Le peintre Descamps, regretté à Paris, sollicité par l'An­gleterre, mais retenu dans nos murs par Cideville, créa, alors, parmi nous, une école, dont on parle encore avec estime. Il écrivait, en même temps, l'Histoire des célèbres peintres flamands, riche et intéressante galerie, où, lui-même, devait un jour figurer avec honneur.

    Les Muses, maintenant, avaient un temple dans notre ville ; et leur culte, parmi nous, ne devait plus cesser ja­mais. L'Académie, dans ses séances solennelles, décerna des palmes, vivement disputées, enviées au loin. Plusieurs illustres, dont le monde savant devait, à bon droit, s'enorgueillir un jour, virent, alors, l'Académie de Rouen encourager leurs premiers pas, récompenser leurs pre­miers efforts. Ici, nos fortunés devanciers, nos pères (ce mot me plaît mieux), nos pères, donc, ont donné des couronnes à Gaillard, pour avoir, dignement, loué notre grand Corneille ; à La Harpe, qui avait célébré, en de beaux et nobles vers, les Chevaliers normands et leurs mer­veilleux exploits dans la Sicile ; à une jeune femme, née dans notre ville, madame Du Bocage, que la France et l'Italie devaient, plus tard, honorer à l'envi.

    Tout cela, dans le temps, fit bruit plus qu'il ne nous appartient de le dire. Fontenelle, le centenaire, était vrai­ment fier de son ouvrage, et heureux de son titre d'as­socié, « titre après lequel, écrivait-il à nos pères, je n'en prévois ni n'en désire plus d'autres. »

    De Ferney, Voltaire avait applaudi aux généreux efforts de l'Académie, aux triomphes de nos lauréats, dont il prophétisa les brillantes destinées, aux doctes mémoires de Le Cat, aux poésies de Formont, à celles de Cideville. « Il ne se fait plus de bons vers qu'à Rouen (écrivait-il ). Je viens d'en recevoir qui auraient fait honneur à Sarrasin et à l'abbé de Chaulieu. Mais pourquoi donc n'avez-vous point de mois de mai en Normandie ? Si Rouen avait d'aussi beaux jours que de bons esprits, je vous avoue que je vou­drais m'y fixer. » — C'étaient là, croyez-le, de vives et intimes joies pour ce qu'il restait encore, alors, des an­ciens et rares habitués du petit jardin de Bouvreuil. Au reste, cet étroit réduit n'aurait pu, désormais, suffire à tant de plantes, à tant d'arbres et d'arbustes, apportés, chaque jour, à grands frais, de loin ; et, alors, le Conseil de ville donna, spontanément, à l'Académie, un plus vaste empla­cement auprès du Cours Dauphin ; sacrifiant, avec joie, les revenus qu'on en avait tirés jusqu'à ce jour. Bienfait si­gnalé, dont nos pères voulurent perpétuer le souvenir par un usage singulier et touchant, qu'attestent les vieux mé­moriaux de nos Archives. Chaque année, à un jour fixé, dans la grande salle de l'Hôtel de ville, le maire, les éche­vins et MM. du Conseil des vingt-quatre étant tous là en séance, on annonçait une députation de l'Académie, in­troduite, aussitôt, avec honneur. Alors, était apporté, en cérémonie, et déposé sur le bureau, un vase somptueux, rempli de fleurs belles et rares, du milieu desquelles s'é­lançait un ananas, le plus mûr, le plus beau qu'on pût voir. C'étaient d'exquises productions du nouveau jardin de l'Aca­démie, offertes, par elle, en tribut, aux bienveillants ma­gistrats de la cité. L'Académie remerciait la ville de ses bontés ; la ville promettait de les lui continuer toujours.

    Que, toutefois, cette généreuse concession de terrain, cette redevance de fleurs, ces cérémonies, ces compli­ments, tout ce bruit, pour des vers, pour de la prose , eussent été pris en gré à la Bourse découverte, je vous le dirais, qu'avec quelque raison vous feriez difficulté de le croire. Toutes choses, quoi qu'il en soit, devaient, désor­mais, tourner à bien pour cette studieuse compagnie que, naguère, on avait voulu empêcher d'être. Elle était con­sultée souvent, et toujours avec fruit. Ainsi, plusieurs de nos édifices publics furent ornés d'inscriptions qu'on lui avait demandées ; seulement, ces inscriptions étaient en langue latine ; ce qui, déplaisant outre mesure à MM. de la Bourse découverte, leur avait été une favorable occasion de fronder et, gémir sur nouveaux frais. Tant, néanmoins, qu'ils n'en virent mettre, qu'au grand Jardin de Botanique, et même à la Douane (quoique déjà si proche d'eux ), ils avaient paru prendre patience, non, cependant, sans mur­murer quelquefois. Mais, un jour, comme ils arrivaient à la Bourse découverte, quel spectacle inopiné s'offrit, tout-à-­coup, à leurs yeux ! Un immense Méridien venait d'y être posé, tout à l'heure, en lieu très apparent, avec une longue, longue inscription (encore en latin, hélas !) qu'ils jugèrent, tous, cacher quelque profond mystère. Il faut renoncer à peindre, en une telle rencontre, leur étonnement, leur indignation et leur colère. Ce ne pouvait être (pensèrent-ils unanimement ) qu'une noire vengeance de l'Académie, qui, sachant bien qu'ils ne l'avaient jamais aimée, venait les braver, les insulter jusque dans leurs foyers. Au reste, ce latin (selon ce que conjectura maître Lasnon), devant, de toute nécessité, être injurieux pour eux , et, de plus, attentatoire à leur honneur, c'était le cas d'une prompte action en justice ; sur quoi il importait (disait-il) de con­sulter, sans retard. Tous, donc, étaient sortis, à l'heure même, outrés, courroucés et menaçants. Que leur dirent, cependant, deux ou trois sages avocats, qu'ils étaient allés visiter, tous ensemble ? c'est ce, qu'on n'a jamais pu bien précisément savoir. Seulement, quoi que maître Lasnon voulût dire, on n'assigna point l'Académie. Plaider est toujours chose scabreuse ; et, dans cette affaire du testament, il y avait eu, pour eux , tant de mécompte ! c'était à dégoûter, pour long-temps, des procès ! — Du reste, à dater de ce temps-là, on ne les vit plus si rieurs ni si badins qu'autrefois. Moins favorables que jamais (vous le pouvez bien croire) aux sciences, aux arts, aux lettres, ils s'abstenaient, quoi qu'il en soit, d'en parler (tout haut du moins) ; mais, surtout, de regarder cette mystérieuse inscription, qui, naguère, leur avait fait tant de mal, qui, aujourd'hui même, les préoccupait encore, et devait, hélas ! les offusquer toujours.

    Pour l'Académie, après avoir ainsi glorieusement triomp­hé de tant d'ennemis du dehors et du dedans, libre, dé­sormais, de tous autres soins, elle s'évertuait, de plus en plus, et faisait de son mieux. Toujours, donc, et plus que jamais, il y fut lu des vers, de la prose, des dissertations et des mémoires ; toujours il y fut décerné des prix, rédigé des Inscriptions (et, encore, en langue latine, quoique cer­tains esprits chagrins en eussent pu dire) ; toujours, enfin, on y écrivait, ou y discourait, on y délibérait ; — même , si je suis bien informé, on y riait, aussi, quelquefois.

    [Extrait du Précis analytique des Travaux de l'Académie royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, année 1844.]

    (texte non relu après saisie - 27.X.08)

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