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    ACTES DE L'ETAT CIVIL. RECTIFICATION. COMPETENCE. -OMIS

    SION. -SURNOM. -QUALIFICATION NOBILIAIRE.

    Est de la compétence de l'autorité judiciaire la demande en rectification d'un acte de l'état civil, un acte de naissance dans l'espèce, par l'adjonction au nom de famille qui y est indiqué d'une qualifcation ou d'un nom de terre précédé de la particule de, que le demandeur prétend avoir été omise à tort lors de la rédaction dudit acte (57, 99, 100, 101, C. Nap. ; loi 28 mai 1838; 12 juin 1790], art.fer; 6 fruct, an 2, art. 2 et 4; 11 germ. an 14 ; Deor. 8 janv, 1859) (1).

    -La rectification doit être ordonnée toutes les fois qu'il est constant en fait et par des actes publics et de l'état civil que, antérieurement à 1789, le nom patronymique de la branche ou famille se composait non-seulement du nom primitif, mais encore de la qualification ou du surnom dont l'adjonction est demandée, et peu importe que cette qualification ou ce sui nom ait été précédé de la particule de ou des mots sieur de... seigneur de... (Ord. 20 mars 1553; Edit 4629; Lois 6 fruct, an 2 ; 12 juin 1790 ; 28 mai 1838 ; Décr. 8 janv. 1859; 57, 99 s. C. Nap.. (2)

    (*.* *27**e¢ in ni tita en dro!

    LA COUR, .......... Considérant que le but de la requête est de faire ordonner la rectification de l'acte rédigé à la mairie de Caen, le 7 janvier 1828, aux fins de constater la naissance et la filiation de Raymond-Pierre Le Menuet, présenté dans cet acte comme Als de Ferdinand Le Menuet, tandis qu'on aurait dû, suivant l'exposant, écrire Ferdinand Le Menuet de la Jugannière , de manière à conserver à celui dont la naissance était déclarée le complément du nom patronymique; - Considérant qu'il n'est point ici question d'une demande en changement de nom, en dehors de la compétence des tribunaux civils, mais bien d'une demande en rectification d'acte de l'état civil aux térmes des art. 99, 100 et 101 du C. Nap.; que, pour que la l'ectification soit ordonnée, il faut re

    (1) Consult. dans le même sens, notre tome 10, p. 169; Douai, 10 août 1852 (S. 53. 2. 102; D. 53. 2. 227; P. 53. 1. 672); Pau, 15 nov. 1858 (S. 59. 2. 104); Limoges, 24 nov. el 20 déc. 1856 (S. 59. 2. 497); Dijon, 23 mars 1859 (S. 59. 2. 497) ; Montpellier, 10 mai 1859 (S. 60. 2. 33; D. GO. 2. 143 ; P. 60. 486); Bordeaux, 22 août 1859 (S. 60. 2. 369 ; P. 60. 799); Colmar, 15 mai 1860 (S. 60. 2. 373; D. 60.2. 142; P. 60. 486); Grenoble, 29 fév. 1860, (P. 60. 486); Nimes, 11 juin 1860 ; Metz, 31 juill. 1860; Douai 18 août 1860 ; Bordeaux, 28 aoûl 1860 (S. 60. 2. $99; D. 60.9. 137; P. 60. 799); Bertin, Chambre du conseil, qe éd., 1. 1, n. 229; Revue pratique, t. 10, p. 305; Agen. 26 juin 1860 ( D. 09. 2. 140; P. 60.799).

    (2) Comp. les arrêts et autorités cités à la note qui précède. Adde Aix, 25 mai 1859 ( $. 60. 2. 33 ; P. 60. 799) ; Cass. 18 dóe. 1845 ( S. 46. 1. 81 ; D. 46. 1. 60; P. 46. 2. 408); Montpellier, 29 mai 1856 ( S. 56. 2. 402); Orléans, 14 août 1860 (D. 60. 2. 172; et les notes qui accompagnent ces décisions.

    chercher si l'absence des mots de la Jugannière est le résultat d'une erreur ou d'une omission; - Considérant qu'en pareil cas, une omission, même volontaire de la part du père déclarant, ne pourrait faire repousser la demande en rectification formée par le fils, puisque le père était sans droit, soit pour changer son propre nom, soit pour le modifier par une addition ou par un retranchement; qu'on arrive donc ainsi à l'examen de celle unique question: quel est le véritable nom des ascendants de Raymond-Pierre Le Menuet - Considérant qu'une lacune dans les acies de l'état civil de la ville de Saint-Lô ne permet pas de recourir à l'acte de naissance du trisaïeul de l'expoşant qui, décédé à 39 ans, en 1754, est né en 1743, mais que l'acte de décès représenté atteste qu'il se nommait Gilles Le Menuet, sieur de la Jugannière ; que ces noms lui sont attribués dans l'acle de naissance de Pierre Le Menuet, son fils, né à Périers le 11 septembre 1746, et en ces termes : « Gilles Le Menuet, sieur de la Jugannière ;»

    Que prétendre que cette qualification de sieur enlève an surnom le caractère patronymique, c'est contredire les traditions et les usages admis; que ces seconds noms, servant autrefois à distinguer les frères et les branches, avaient prévalu sous l'ordonnance du 26 mars 1555 et même sous l'édit de 1629, ainsi que le constatent les anciens auteurs et même la loi du 6 fructidor an 2 qui admet le surnom, s'il a servi jusqu'ALORS à distinguer les membres d'une même famille; -Qu'en Normandie, surtout, le surnom était tiré de la terre ; que, si celui qui le portait laissait postérité masculine, le surnom s'incorporait au nom patronymique, distinguait la branche el se transmettait ainsi de généralion en génération, souvent même quand la terre du nom avail passé en d'autres mains ; que telle est l'origine en ce pays de presque tous les seconds noms qu'il faudrait contester à tous ceux qui en ont hérité, si ces noms cessaient d'être patronymiques par cela seul que jadis ils auraient été précédés des mois sicur ou seigneur ou de la particule de, suivant les formules du temps ;-Que, dans la cause, la qualification de sieur ajoutée au surnom de la Jugannière est tellement insignifiante que, le 3 juillet 1770, le fils de Gilles Le Menuet, sieur de la Jugannière, se marie sous les noms de Pierre Le Menuet de la Jugannière, et formule de même le nom de son

    Que, le 5 août 1771, Pierre Le Menuet déclare la naissance de son fils ainé en prenant les noms de Pierre Le Menuet, sieur de la Jugannière ; qu'il n'apparait pas d'ailleurs qu’one terre nommée la Jugannière ait appartenu soit à Gilles, soit à Pierre Le Menuet; qu'on ne peut attribuer qu'à une omission l'absence du même complément du nom dans l'acte de naissance du second fils, aïeul de l'exposant, né le 13 janvier 1773, déclaré ainsi : Gilles Le Menuet, fils de Pierre Le Menuet ; qu'en effet on ne voit pas comment dans le

    père;

    cours de deux années, Pierre Le Menuet aurait été amené à abandonper la qualification que son père et lui s'étaient constantment attribuée sauf à la reprendre plus tard ; - Considérant en effet qu'il résulte du procès-verbal des trois ordres du bailliage de Coutances et prestation de serment des seize députés dudit bailliage que, le 16 mars 1789, M. Pierre Le Menuet de la Jugannière, avocat, demeurant en la ville de St-Lô, élu député du tiers élat, était présent et a prêté serment;--Que, de ce document officiel, qui ne parait pas d'ailleurs avoir été soumis au premier juge, résulte la preuve décisive que Pierre Le Menuet était bien en possession en 1789 du surnom de la Jugannière, sous lequel il était connu et élu député. par ses concitoyens ; que, si, dans des actes de l'état civil de la famille, on voit figurer des collatéraux sous le seul nom de Le Menuet à côté de Le Menuet de la Jugannière, on doit en conclure que le surnom de la Jugannière servait à distinguer une branche, cas prévu par la loi du 6 f'ructidor an 2; qu'en vain on objecte que les énonciations des actes de l'état civil doivent seules faire foi ; qu'en fait, d'abord, l'acle de naissance de Pierre Le Menuet sieur de la Juga nière concorde avec les noms à lui attribués en 1789, mais qu'en principe, quand il s'agit de la rectification d'un acte de l'état civil, rédigé surtout avant 1789, à une époque de négligence et souvent de désordres extrêmes, les actes officiels et même certains titres de famille doivent être pris en considération; qu'ils ne sont repoussés par aucune loi,pas même par celle du 28 mai 1858, laquelle, en réglant les noms par les énonciations des actes de l'état civil, altribue, il est vrai, provision à ce genre de titres, mais ne s'occupe en rien de leur rectification;

    Considérant que la possession du surnom de la Jugannièr«, si l'on en exceple les temps où une qualification à apparence nobiliaire pouvait paraitre illégale ou compromettante, s'est continuée au profit de Pierre Le Menuet de la Jugannière, qui sous cette désignation patronymique a rempli à la tête de cette Cour une longue et éminente carrière ; que, notamment, le 16 aoùl 1816, il a été nommé commandeur de la Légion d'honneur sous les noms de baron Le Menuet de la Jugannière; - Considérant qu'en présence de ces faits on ne peut dire raisonnablement que Pierre Le Menuet ait reconnu que le surnom de la Jugannière ne lui appartenait pas ; que ce nom ne lui a jamais été disputé ; qu'à toutes les époques où ce surnom n'offensait pas les susceptibilités du temps, dont le magistrat le plus honorable et le plus indépendant était obligé de tenir compte, il a continué à porter les noms de Le Menuet de la Jugannière; qu'enfin l'acte de son décès en date du 16 août 1835, en les énonçant de nouveau, est conforme à une possession publique de 89 années ; que ces faits constants suffiraient pour assurer ce nom à

    toute la descendance; Considérant, en effet, que, si on ne pouvait contester au Premier Président le droit de se nommer Le Menuet de la Jugannière, son fils Gilles eût pu faire rectifier son acte de naissance, puisque son père y était incomplétement désigné, tandis que les noms du même père se trouvaient complétement énoncés dans l'acte de naissance de son frère aîné; Considérant que Gilles Le Menuet, ayant négligé cette formalité, a été obligé de perpétuer l'omission dans les actes de l'état civil où il figurait; que la persistance de cette omission s'explique d'autant plus naturellement que son mariage et les naissances de ses enfants ont eu lieu sous l'empire des lois républicaines ; que, par suite, son fils a dû suivre provisoirement les énoncialions de son acte de naissance, quoiqu'il fût de notoriété publique que M. Gilles Le Menuet, inspecteur des eaux et forêts et depuis maire de la ville de St-Lô, était connu et indiqué partout, depuis même le temps de ses études, sous les noms de Le Menuet de la Jugannière ; qu'il se désignait ainsi dans ses déclarations et avis officiels, ou dans des actes notariés ; qu'il est dénommé de même dans son acte de décès et dans celui de sa veuve ; Considérant qu'en vue de la loi du 28 mai 1858, le Président Ferdi nand Le Menuet de la Jugannière, fils de Gilles, a voulu, en obtenant une rectification de son acte de naissance, mettre son titre d'accord avec sa possession de nom; - Que, sur sa requête, le 13 décembre 1859, sans opposition de la part du ministère public, un jugement du Tribunal de St-Lô a rectifié l'acte de naissance de Ferdinand Le Meruet, en date à St-Lò du 28 prairial an 8, en ce sens que les noms y constatés, doivent à l'avenir être ceux-ci : Ferdinand Le Menuet de la Jugannière, lequel jugement non attaqué en temps de droit a d'ailleurs été exécuté ; - Considérant que, si cette décision n'élève pas une fin de non-recevoir formelle contre l'opposition du ministère public ou d'un tiers à la prétention de Pierre-Raymond, fils de Ferdinand, de faire à son tour rectifier son propre acte de naissance, et qu'en admettant qu'en cette matière rien n'est jugé qu'entre les parties en cause, ce jugement toutefois rendu dans la ville berceau et résidence constante de la famille a une autorité de raison qu'on ne saurait mettre à l'écart, lorsqu'il s'agit de statuer sur la propriété d'un nom, propriété dont la possession est le premier élément; - Que cette autorité de raison résultant de la décision du Tribunal de St-Lô a d'autant plus d'influence qu'il faudrait des motifs péremptoires signalant la surprise et la mauvaise foi pour décider qu'un fils ne portera pas le nom acquis à son père, nom que le père, depuis la rectification de son acte de naissance, est tenu de suivre dans tous les actes de l'état civil et autres sous les peines portées par le Code pénal; - Considérant que de tous les faits relevés ci-dessus

    il résulte que, comme Gilles son père, Ferdinand devait, dans son acte de naissance, être dénommé Le Menuet de la Jugannière, et, comme conséquence, que Raymond-Pierre Le Menuet, son fils légitime, doit obtenir une semblable rectification,

    Par ces motifs, réforme le jugement rendu par le Tribunal civil de Caen le 13 juin 1860 ; quoi faisant, prononce la rectification de l'acte de naissance de Raymond-Pierre Le Menuet, dressé à la mairie de Caen le 7 janvier 1828 ; dit qu'il doit être réputé inscrit dans ledit acle sous les noms de Pierre-Raymond Le Menuet de la Jugannière, ordonne toutes mentions et transeriptions nécessaires à l'exéention du présent arrêt.....


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    BIOGRAPHIE

    De M. le Baron Le Menuet de la Jugannière,

    ANCIEN PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR ROYALE DE CAEN.

    MEMBRE DE L'ACADÉMIE ;

    PAR

    M. Th. MASSOT, avocal-général.

    ***

    M. LE MENUET DE LA JUGANNIÈRE.

     

    MESSIEURS,

    Les circonstances peuvent parfois faire la fortune des hommes , les élever à de hautes positions, mêler leur nom à de grandes choses; mais il n'y a que leur valeur personnelle , qui ait le pouvoir de les maintenir dans ces hauteurs où les poussa la chance des événements. Les succès passagers, dans lesquels il n'y a que du hasard, peuvent bien un instant séduire les yeux qui se laissent aveugler par un éclat trompeur ; mais le temps, cet inexorable appréciateur de toutes choses , ne tarde guère à dire, même aux moins clairvoyants, que ces succès furent la part du bonheur qui accepte la fortune, bien plus que celle du mérite qui la conquiert. Un peu plus tôt, un peu plus tard, rien ne sauve de l'oubli les médiocrités parvenues. -- Il n'y a que les hommes auxquels leur intelligence, leurs vertus, ou quelquefois même leurs défauts ont acquis une véritable et solide influence sur leur époque, il n'y a que ces natures privilégiées et exceptionnelles qui laissent quelque trace de leur passage ici-bas. Aussi , Messieurs, quand vous trouvez un homme qui vit profondément dans la mémoire de ceux qui sont venus après lui, qui , même alors qu'il n'est plus, semble, pour ainsi dire , être encore présent au milieu de ceux qui l'ont connu, fouillez sans crainte dans la vie de cet homme; car il est de ceux qui ont mérité d'être offerts en exemple , et vous devez puiser dans ses paroles, dans ses actes, et jusque dans ses erreurs , d'utiles enseignements. — Il en est un, Messieurs, dont j'ai, parmi vous, rencontré le nom respecté dans toutes les bouches, comme son souvenir est dans toutes les âmes qui honorent la vertu et la noblesse du caractère : c'est M. le premier président Le Menuet de la Jugannière. Vous me saurez gré, j'en suis certain, si j'essaie aujourd'hui de mettre en lumière cette belle et digne figure de magistrat.

    Sans doute, c'est une tâche difficile et quelque peu périlleuse pour moi qui ne l'ai pas connu, de venir vous parler de cet homme, à vous , qui presque tous avez été les témoins de sa longue et laborieuse carrière, à vous qui l'avez eu pour collègue et collaborateur dans cette Académie, et qui pourriez , au premier fait irexact, à la moindre touche infidèle , m'arrêter et me dire que je m'égare... Mais cette difficulté, ce danger n'auraient-ils pas aussi leurs avantages ?-On juge quelquefois mal ce qu'on voit de trop près; – il faut à l'esprit , comme à l'æil, son point de vue, sa perspective , son lointain... -- Voilà pourquoi l'avenir ne ratifie jamais complètement les jugements que le présent porte sur les hommes et sur les choses... — C'est que , à vrai dire, le présent ne juge guère : il aime ou il déteste , il se passionne, et il y aurait de la naïveté à demander aux passions, soit qu'elles attaquent, soit qu'elles défendent, de se montrer impartiales et mesurées... — Quelques-uns pourraient penser que le temps n'est pas venu de parler de M. Le Menuet,' que sa vie n'est pas encore à son véritable point de vue... — Il me sera peut-être plus facile à moi, dont la carrière commençait au moment et loin des lieux où finissait la sienne, à moi qui ne sais de lui que ce qui lui a survécu, il me sera plus facile de le traiter comme un ancien..

    On était vers le milieu de ce 18o. siècle qui a produit tant d'hommes et tant de choses, qui a vu la fin de Louis XIV et le commencement de Napoléon, et qui pourtant, dans l’quvre de civilisation qui s'accomplit incessamment , semble avoir reçu la mission de détruire et de préparer , bien plus que celle de fonder. — Une philosophie , plus audacieuse que novatrice, travaillait à substituer partout l'esprit d'examen à l'esprit d'autorité ; – le pouvoir , privé de ses anciennes bases qui s'en allaient en ruines, ne cherchait pas à s'en créer de nouvelles, et s'aidait , par son aveugle résistance, à creuser l'abîme dans lequel il devait s'engloutir;—le privilége, attachant obstinément ses yeux sur le passé, ne trouvait rien de mieux , pour défendre ses positions démantelées , que la censure et les lettres de cachet;l'église, au lieu de combattre , par des idées de progrès et d'humanité, le scepticisme affligeant et railleur qui voulait envahir le monde , brûlait les livres, excommuniait leurs auteurs, oubliant que de la flamme même qui dévorait le livre , l'idée devait surgir plus éclatante, plus vivace, plus hardie... — Au sein de ces luttes ardentes, dans lesquelles s'épuisaient en efforts désespérés les puissances des anciens temps, les maîtres d'autrefois, on avait vu se former à une certaine hauteur moyenne de l'échelle sociale , une classe d'hommes,qui assistait , dans une contenance pleine de mesure et de dignité, à cette dissolution générale: c'était une bourgeoisie assez instruite pour tout comprendre, assez riche pour attendre , assez forte pour être patiente. — Il semble , à la voir à la fois si ferme et si contenue, qu'elle eût deviné d'avance que l'avenir lui appartenait et qu'elle ne voulût pas se compromettre, avant le temps, dans de prématurés et inutiles débats. C'est de cette bourgeoisie que faisait partie la famille de M. Le Menuet.

    Pierre Le Menuet naquit à Périers, le 10 septembre 1746. Dès ses premiers pas dans la vie, il éprouva le plus grand des malheurs qui puissent atteindre l'homme; il perdit son père et sa mère, ce qu'il y a de plus nécessaire et de meilleur pour l'enfant : l'appui de l'un et les caresses de l'autre. Il reçut les soins de sa grand'mère, l'une de ces femmes quelque peu puritaines, chez lesquelles la tendresse a presque toute la sévérité du devoir. Mais ce précieux soutien ne devait pas tarder à lui manquer ; il n'avait pas neuf ans, quand il la vit mourir. Il fut recueilli par un grand oncle paternel, curé d'une petite paroisse aux environs de Saint-Lo. Le bon prêtre le garda quelque temps chez lui, l'initiant lui-même aux premiers éléments de la langue latine. Bientôt il l'envoya au collége de Coutances, où il se fit remarquer par des succès , qui sont toujours, quoi qu'on puisse dire, un heureux présage. A sa sortie du collége , le jeune Le Menuet s'effraya sans doute de son isolement. Il venait d'avoir dix-huit ans , quand il épousa , à la fin de 1764, la fille de M. Lefebvre, l'un des avocats les plus distingués au bailliage de St.-Lo. Cette soumission précoce à la vie de ménage , aux devoirs sérieux de chef de famille, dut contribuer à développer ce qu'il y avait de sévère et de grave dans le caractère de M. Le Menuet.

    A 22 ans , il fit ses débuts au barreau , près du bailliage de Périers. Il dut y débuter avec succès, car il avait les qualités qui conviennent à l'avocat : promptitude d'intelligence , lucidité de pensées , facilité d'élocution , et par-dessus tout cela, cette généreuse chaleur du cœur qui seule peut donner à la parole la puissance qui séduit , émeut, entraîne... - Sa réputation ne tarda pas à franchir les limites de la modeste juridiction auprès de laquelle il exerçait. Il eut souvent l'honneur , assez rare à cette époque, d'être appelé à défendre , devant d'autres sièges , les intérêts de ses clients. Il venait surtout fréquemment plaider devant le bailliage de St.-Lo. Il y marqua bientôt sa place à côté, peut-être même au-dessus de celle de son beaupère, c'est-à-dire au premier rang. M. Le Menuet n'avait pas seulement le talent qui réussit ; il joignait à la dignité qui impose, l'urbanité qui plaît et la bonté qui captive. Aussi , sentait-il de jour en jour s'agrandir ,'

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    s'affermir autour de lui cette encourageante confiance dans laquelle l'homme se repose et qui n'était pas seulement le fruit de ses succès , mais encore et surtout le prix de son caractère. Ses intérêts, son avenir , ses affections le conviaient à se fixer à St.-Lo: il y vint en effet , mais non sans avoir résisté long-temps. Un cæur comme le sien, que la vie d'étude et d'intérieur avait conservé jeune pour toutes les affections simples et vraies, ne devait pas quitter sans regrets la maison dans laquelle il était né, dans laquelle son père et sa mère étaient morts...

    M. Le Menuet avait 33 ans ; il était jeune, plus jeune qu'on ne l'est aujourd'hui à pareil âge, car les hommes n'étaient point encore atteints de cette impatience maladive, qui, s'essayant à marcher plus vite que le temps, voudrait, dès le début et de plein-saut, toucher au terme qu'on ne se promettait alors qu'après une laborieuse longanimité. Que de riches facultés, Messieurs, que de trésors intellectuels, qui s'usent et se perdent dans cette agitation prématurée, et qui étaient destinés à briller d'un vif éclat , s'ils avaient su patiemment attendre le moment marqué pour leur maturité et leur mise à l'æuvre!

    Il y avait trois ans que M. Le Menuet était établi à St.-Lo, lorsque la confiance de ses concitoyens lui décerna le titre d'échevin. Déjà dans le commencement

    du siècle, un de ses oncles avait exercé les mêmes fonctions, concurremment avec celles de conseiller du Roi.

    Ne vous étonnez pas, Messieurs , si je m'arrête avec quelque complaisance sur cette première partie de la vie de M. Le Menuet. Lui-même, lorsque ses souvenirs se reportaient sur le passé, aimait à se rappeler ce temps de sa jeunesse , qu'avaient seuls et largement rempli les douces affections de la famille et les travaux sérieux d'une noble profession , noblement exercée. C'était à cette période de sa vie qu'il donnait le plus de regrets, car si elle fut la plus simple, elle fut aussi la plus paisible; et pour les natures comme la sienne, la paix, c'est la moitié du bonheur. Mais c'en était fait de cette douce paix. Le temps approchait où il ne serait plus donné à personne, ni aux plus humbles, ni aux plus grands, de la trouver sur la terre de France.

    1789 arriva.

    Indépendant par caractère autant que par ses études , jaloux de sa dignité, élevé dans l'exercice d'une profession qui réveille puissamment le sentiment du droit, M. Le Menuet dut accueillir avec joie la révolution française. — Les commencements furent si beaux !... les cæurs battaient si fort, et tant d'espérances s'éveillaient aux noms magiques et soudain rajeunis de citoyen, de patrie, de liberté !... Il y avait , dans ces premiers élans , une immense forcé sociale qu'un pouvoir habile et tant soit peu clairvoyant aurait essayé de contenir et de diriger, en cédant à ses légitimes exigences. Mais rien n'est aveugle et misérablement tenace comme les intérêts; - et il était donné à ceux qu'attaquait la révolution, de la pousser, par leurs imprudentes résistances, dans des voies de désordre et de colère telles qu'on chercherait vainement quelque chose de pareil dans l'histoire de l'humanité. Toma s

    Trois ans avaient suffi pour amener les passions au paroxisme de leur excitation. Une lutte terrible était engagée, et quiconque se sentait quelque chose dans la poitrine devait y accepter un rôle. M. Le Menuet fut nommé accusateur public près le Tribunal criminel de Coutances. C'était une rude tâche que lui imposait le choix de ses concitoyens , et les temps étaient tels qu'il n'y avait guère liberté de refuser. Est-il vrai, Messieurs, comme quelques-uns l'ont dit depuis , que M. Le Menuet se soit montré trop ardent dans l'exercice de ces périlleuses et redoutables fonctions? - Question brûlante (Incedo per ignes ... ) que chacun envisage du point de vue de ses affections et de ses haines, et dans laquelle , je l'avoue, je me sens mal à l'aise, car il faudrait , pour la résoudre , réveiller de douloureux souvenirs et fouiller dans des faits à la source desquels on ne rencontrerait bien souvent que la calomnie.

    · Je ne suis pas, Messieurs , le partisan de ce fatalisme décourageant qui , considérant les hommes comme les instruments aveugles de je ne sais quelles nécessités funestes et providentielles, ne doit , pour être conséquent , leur tenir compte ni du bien, ni du mal; – mais je ne suis pas non plus de ceux qui , lorsque les mauvais jours sont passés , ne veulent plus tenir compte de l'orage qu'ils ont oublié ou qu'ils n'ont pas vu , et , tranquillement assis au port , sont toujours prêts à accuser de faiblesse ou de colère ceux qui vécurent au milieu de la tourmente; - comme si l'équipage pouvait, quand il est battu par la tempête, conserver la manouvre régulière et mesurée qui lui suffit dans les temps de calme... A chacun la responsabilité de ses faits ; mais à côté de chaque fait, la cause qui l'explique , la loi qui le commande, la circonstance qui l'excuse...

    La révolution était aux prises avec ses ennemis. — La lutte était partout , au-dedans, au-dehors, dans la rue , dans les clubs, dans les assemblées politiques... Il était difficile , Messieurs, qu'elle s'arrêtât dans ces régions. Bientôt elle allait forcer les portes mêmes du temple de la justice, et c'est là qu'elle se réservait de fournir son plus terrible et plus douloureux spectacle. Ce n'étaient plus des juges qui examinent et des accusés qui se défendent; c'étaient, de part et d'autre, des ennemis en présence; il n'y avait plus la que le mensonger semblant des formes de la justice; au fond, c'était un véritable combat ; il fallait vaincre ou succomber.

    De la salle même où le Tribunal criminel de Coutances tenait ses séances, les juges purent entendre le canon des Vendéens , qui venaient mettre le siège devant Granville. Ces bruits sinistres durent retentir douloureusement au coeur de M. Le Menuet; il avait ses deux fils dans la place assiégée. L'effroi s'était répandu dans Coutances; on forma une commission chargée de pourvoir à la défense de la ville, en cas d'attaque; M. Le Menuet fut choisi pour la présider. Pendant trois jours, jours d'angoisses pour le père qui pouvait à chaque instant apprendre qu'il n'avait plus de fils, la commission demeura en permanence, jusqu'à ce qu'enfin l'armée vendéenne se retira , laissant derrière elle les faubourgs de Granville en cendres.

    Faut-il s'étonner , Messieurs, qu'au milieu de ces événements, de ces menaces, de ces périls, M. Le Menuet se soit montré ferme, énergique?--Qui pourrait songer à lui en faire un reproche ? --Mais violent , inhumain, impitoyable, M. Le Menuet ne le fut pas ; il ne put pas l'être, car il eût fallu , pour qu'il le devînt , qu'il étouffât tous ces instincts d'honnête homme, si profondément enracinés dans son caractère et auxquels vous l'avez vu rester constamment fidèle dans tout le cours de sa longue carrière. Un trait de cette partie de sa vie , tant calomniée , va vous le montrer tel que vous l'avez connu, tel qu'il fut toujours. Un prêtre de Valognes , nommé Delalonde , dont le nom était inscrit sur la liste des émigrés, fuyait devant les dangers dont sa tête était menacée. Il s'était confié à la frêle barque d'un pécheur et essayait de gagner les lles anglaises. La mer le rejeta sur les côtes de la Manche. Aux termes des lois révolutionnaires , cette épave appartenait à l'échafaud. Saisi comme émigré rentré, Delalonde fut amené devant le Tribunal criminel de Coutances. M. Le Menuet ne pouvait pas voir un crime dans le malheur d'un naufragé. Au lieu d'accuser Delalonde, il se constitua son défenseur, et le pauvre prêtre fut sauvé. En d'autres temps, il n'y aurait là que de l'humanité ; à cette époque , c'était aussi du courage.

    Après deux ans de ces difficiles fonctions, M. Le Menuet devint président dụ Tribunal criminel. Il devait bientôt recevoir une marque plus éclatante de l'estime de ses concitoyens. Les événements se précipitaient. La redoutable Convention, après avoir vu chacun de ses partis fournir successivement son contingent à l'échafaud, à commencer par les plus purs, à finir par les plus souillés, la Convention s'était retirée devant le Directoire.

    Après le coup d'Etat du 18 fructidor an V, qui avait annulé les élections du département de la Manche, M. Le Menuet fut élu , par l'arrondissement de St.-Lo, membre du Conseil des Anciens.

    Il y a, Messieurs, dans les assemblées politiques, des hommes d'un incontestable talent , d'un véritable savoir et dont le nom pourtant est à peine connu du public qui fait les renommées. Soit que les bruyantes interruptions des partis les effraient , soit que l'éclat périlleux de la tribune les intimide, ils réservent pour le huis-clos des bureaux leur parole plus modeste et non moins utile. S'ils sont peu prônés au-dehors, en revanche on les apprécie dans ces réunions préparatoires où s'étudient et se mûrissent les questions; on les'écoute, car c'est bien souvent de leurs recherches, de leur travail que surgissent ces brillantes harangues qui, produites à la tribune , sont destinées à illustrer d'autres noms que les leurs. C'est parmi ces hommes que prit place M. Le Menuet au Conseil des Anciens. Il y fut nommé deux fois secrétaire. Il l'était encore, quand il vit se préparer le coup d'Etat si diversement jugé qui allait clore le XVIII. siècle, et poser comme une barrière qui devait séparer la période de destruction qui avait fini son œuvre de la période de réédification qui commençait la sienne.

    La France s'agitait péniblement sous une direction faible et corrompue , et c'est de cette époque de dissolution que Mirabeau eût pu dire, avec bien plus de vérité qu'en 1789 (1) : « Tous les liens de l'opinion a sont relâchés, et il n'existe pas encore un principe « à la place... Nous avons désappris à obéir , désappris « à travailler, désappris à souffrir, et cependant il n'y « a pas de liberté sans discipline... Que deviendrons« nous ?... » Que deviendrons-nous ? - Telle était, en effet, la question que chacun s'adressait avec inquiétude, quand tout-à-coup, et sans que personne l'attendit, arriva le héros de l'Italie et de l’Egypte , cet homme que la victoire avait fait si grand, et qui marchait, comme il le disait lui-même dans son style oriental (2), accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune. Il lui suffit de quelques jours pour juger qu'il fallait un chef à ces partis ingouvernables, qui tous attaquaient l'autorité, et dont aucun pourtant n'était assez fort pour la prendre. Le 18 brumaire fut arrêté dans sa pensée. Mais, comme tous les ambiticux, il voulut colorer d'un semblant de tégalité la révolution qu'il méditait. Il associa à ses projets l'opiniâtreté orgueilleuse de Siéyes, qui espérait trouver enfin l'occasion de mettre en quvre ses systématiques conceptions. Le rôle de ce dernier était d'amener le Conseil des Anciens à préparer lui même les funérailles de cette chancelante constitution de l'an III, déjà toute meurtrie des coups qu'elle avait reçus aux mois de fructidor et de prairial.

    (1) Lettre de Mirabeau à Seryon , 1789.

    (2) Discours de Bonaparic au Conseil des Anciens , séance du 19 brumaire an VIII.

    M. Le Menuet fut vivement sollicité de prendre parti pour le coup d'Etat , qui n'était plus un secret pour personne. Regnier, l'un des plus ardents conjurés, celui-là même qui devint, un peu plus tard, grand Juge, Ministre de la justice, alla trouver M. Le Menuet pour l'entrainer au banquet que les deux Conseils donnaient à Bonaparte, le 15 brumaire, dans l'église St.-Sulpice. M. Le Menuet refusa... Quelle que fût à ses yeux l'autorité des noms qui conspiraient, quelque pures que pussent être leurs intentions et leurs espérances, ce n'en était pas moins une conspiration qui dut répugner à la conscience droite et peut-être aussi aux instincts conservateurs de M. Le Menuet. Il se tint en-dehors, et resta jusqu'au dernier moment fidèle à la constitution qui avait reçu son serment.

    Après le 18 brumaire, M. Le Menuet ne fit pas partie du Corps législatif. Il devait s'y attendre. Le Sénat conservateur , qui en choisissait les membres parmi ceux des anciens Conseils, dut naturellement s'adresser aux dévoûments qui avaient fait leurs preuves. Pourtant, M. Le Menuet n'était pas un de ces hommes dont on se sépare sans regret et qu'on oublie. Lebrun, qui partageait le consulat avec Bonaparte et Cambacérès,

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    Lebrun, compatriote et collègue de M. Le Menuet, et qui avait pu apprécier ce qu'il y avait de richesse dans son intelligence et de véritable élévation dans son âme, le pressa d'accepter des fonctions publiques dans le nouveau gouvernement. La constitution de l'an VIII venait de créer les Tribunaux d'appel. On offrit à M. Le Menuet la présidence de celui de Caen. C'était presque le rendre aux chères occupations de sa jeunesse , à ces études toujours regrettées, vers lesquelles, au milieu des agitations politiques , il rêvait souvent de retourner. M. Le Menuet , après quelque résistance, accepta.

    Ici, Messieurs, commence cette honorable et longue magistrature, à laquelle, sauf quelques années d'interruption, la mort seule devait mettre un terme. C'est dans l'exercice de ces hautes fonctions que M. Le Menuet donna le plus de preuves de ce sens exquis qui voyait tout d'abord le bon côté des choses, de cette pénétration judicieuse qui devinait presque ce qu'elle n'avait pas appris, de ce rare talent d'analyse qui savait rendre toutes questions, même les plus abstraites, facilement intelligibles. Nul ne prononçait un arrêt mieux et plus clairement que lui; se complaisant peut-être un peu trop dans les faciles déductions de sa logique; s'arrêtant comme à plaisir dans les détails, dont aucun n'échappait à son admirable mémoire ; abordant tous les moyens, soit pour les accueillir , soit

    pour les rejeter , prouvant ainsi qu'il avait tout écouté, tout compris, tout retenu ; et pourtant marchant toujours au but, mais y marchant parfois par des voies doucement allongées; et tout cela se produisait avec des formes si larges , si dignes ; il y avait dans sa parole tant de gravité tempérée par tant de bienveillance, dans son maintien tant de noblesse, non, comme on l'a dit, de celle qu'on se donne, mais de celle qui est en soi (1), qu'il était impossible de voir ce majestueux vieillard sur son siège, à la tête de sa Compagnie , sans se reporter par la pensée aux plus beaux temps de la magistrature.

    En 1811, Napoléon voulant donner à toutes les choses de son Empire la grandeur et l'éclat (2), remplaça les Tribunaux d'appel par les cours impériales. M. le Menuet fut nommé premier président de la Cour impériale de Caen, et en même temps, pour qu'il pût allier la noblesse du nom à la noblesse du ceur, il fut créé baron de l'Empire.

    C'est vers cette époque que la ville de Caen eut l'honneur tant envié de recevoir l'Empereur dans ses murs. Sa puissance, qui devait si vite décliner , était alors à son apogée. Nul ici ne se souvient d'un enthou

    te,

    (1) Mon portefeuille , par M. Couture.

    (2) Røderer , discours prononcé lors de l'installation de la Cour impériale de Caen , 1811.

    siasme pareil à celui qui s'attachait aux pas de cet homme. On dit pourtant qu'au milieu de cet enivrement général, une voix osa parler des poignants sacrifices que la guerre imposait aux familles, des plaintes que le séjour des garnisaires arrachait aux populations... Cette voix, c'était celle de M. Le Menuet... L'Empereur, qui n'avait sans doute pas oublié le représentant de l'arrondissement de St.-Lo au Conseil des Anciens, irrité peut-être de le retrouver dans le premier président de sa Cour de Caen , tourna sur ses talons par un de ces mouvements brusques qui lui étaient familiers et s'éloi. gna sans répondre. Napoléon n'aimait pas les donneurs de conseils, mais il savait , à l'occasion, en profiter. Dès le lendemain, les habitants furent délivrés des garnisaires.

    De tristes événements ne tardèrent pas à justifier la vérité des consciencieuses paroles que M. Le Menuet avait osé mêler au concert de louanges dont l'Empereur était entouré. L'hiver de 1812 avait été mauvais; on s'effrayait, on souffrait des préparatifs de cette campagne gigantesque dans laquelle l’Empire allait se perdre; on murmurait de la cherté des grains. Des murmures on passa aux voies de fait, et le marché de Caen devint le théâtre de graves désordres... Le préfet et le maire accoururent, espérant sans doute que leur présence suffirait pour calmer les esprits; mais leur autorité fut méconnue; ils furent insultés, frappés peut-être, obligés enfin de céder devant la révolte. Le préfet se réfugia dans l'hôtel du premier président. Je ne sais ce qui ce passa entr'eux; mais ce que tout le monde sait, c'est qu'à peine quelques minutes s'étaient écoulées que M. Le Menuet, calme et digne comme il l'était toujours, sortit de son hôtel, ayant à ses côtés M. le préfet... La foule ameutée , qui, l'instant d'avant, vociférait, poussait des cris de mort , se tut à l'aspect de ce noble visage et s'ouvrit pour livrer passage au courageux magistrat...

    Ne vous semble-t-il pas, Messieurs, que je copie , comme à plaisir, dans le poète romain , cette grande image de la sédition s'apaisant devant l'homme de bien ?

    « .... Faces et saxa volant , furor arma ministrat : « Tum, pietate gravem ac meritis si forte virum quem a Conspexere, silent arrectisque auribus adstant (1). »

    J'aurais voulu, Messieurs, pour qu'il ne manquât rien à ce tableau, que M. Le Menuet, qui venait de montrer une fermeté si salutaire en présence de l'émeute , eût élevé la voix quand , quelques jours plus tard, le pouvoir punissait , mais punissait comme frappe la foudre, prompt comme elle, inexorable comme elle , aveugle comme elle (2).... Il eût été digne du chef de la magistrature de protester , au nom des droits de la justice , contre cette commission qui vint ici, avec tout l'appareil des armes, condamner et tuer , en quelques heures , n'y mettant ni plus de formes ni plus de temps que s'il se fût agi d'enlever une redoute.

    (1) Virgilii Æneid. lib. 1. (2) Un général, aide-de-camp de l'Empereur , arriva avec un régiment de cavalerie de la Garde ; une commission militaire se réunit au château et condamna å mort sept ou huit personnes , parmi lesquelles se trouvaient des femmes... Les condamnés surent exécutés immédiatement et l'on dit qu'il y eut une erreur dans l'exécution. Ce qui est certain, c'est qu'il ne resta aucune trace écrite des opérations de la commission.

    (1) M. Havin , père, conventionnel.

    affection, ses regrets, qu'il ne cherchait point à cacher, suivirent le proscrit dans son exil.

    M. Le Menuet était donc, à plus d'un titre, digne de la colère des passions nouvelles qui dominaient le pays; elles ne lui épargnèrent point leurs calomnies. --Nosant ou ne pouvant attaquer de front cette réputation si solidement assise sur cinquante ans de probité et de loyaux services , elles frappaient par derrière, comme sait frapper la calomnie; elles exhumaient ce titre d'accusateur public accepté dans d'autres temps, et en faisaient le texte de leurs odieuses diffamations... Soit que M. Le Menuet se sentit pris de ce dégoût, de ce découragement que les méchancetés humaines inspirent quelquefois aux âmes délicates comme la sienne; soit plutôt qu'il s'effrayât de la marche rapide du pouvoir dans les voies imprudentes qu'il parcourait, M. Le Menuet demanda sa retraite. On savait le respect qui l'entourait, la juste influence dont il jouissait; on hésita et pendant ce temps , survint l'ordonnance du 5 septembre , qui était le premier acte d'un gouvernement enfin mieux éclairé sur ses ses véritables intérêts... On ne tint compte de la démission offerte ; une ordonnance du 1er juillet 1818 vint confirmer M. Le Menuet dans ses fonctions de premier président; et M. Pasquier , alors garde des sceaux, le présentant au

    serment, put dire au Roi: Je présente à Votre Majesté le premier des premiers présidents...

    Quelques mois après, la Cour royale de Caen fut réorganisée, et son premier président ne contribua pas peu à faire triompher l'esprit de justice dans lequel se fit cette réorganisation. Les anciens services ne furent point oubliés; - la jeunesse instruite , studieuse, y reçut aussi , grâce à lui , plusieurs places, que depuis elle y a dignement occupées. M. Le Menuet cédait en cela, non seulement à un sentiment d'équité, mais à l'un des penchants les plus inaltérables de son cæur; il aimait les jeunes gens, il les accueillait , les écoutait , discutant volontiers avec eux quand ils avaient le sage bon sens de ne pas se montrer dédaigneux de sa vieille expérience, comprenant leurs idées même quand il ne les partageait pas, ne vantant pas trop le temps passé, sachant voir, reconnaître , adopter ce que le présent avait de bon. On conçoit aisément qu'avec de si bienveillantes qualités, M. Le Menuet soit resté un de ces agréables vieillards , qu'on recherche jusqu'à leur dernier jour.

    Pourtant, Messieurs, le temps d'arrêt que la restauration avait fait dans les voies de réaction, n'avait pas été de bien longue durée... A la suite de l'un de ces crimes odieux, que la France devait avoir la douleur de voir plus tard se renouveler si souvent, la contre

    révolution ardente était revenue aux affaires. Elle s'offusquait , s'irritait de voir M. Le Menuet à la tête de la Cour royale de Caen. C'est alors que commença, dans l'espoir de fatiguer ce digne vieillard , un misérable système d'étroites tracasseries... On lui faisait marchander quelques jours de repos que réclamait sa santé; on lui disputait cette vacance classique que le magistrat a de tout temps consacrée aux affections de famille et aux occupations selon son cæur ;.. que saisje encore !... — c'était quelque chose d'odieusement petit , et M. Le Menuet pouvait assurément laisser s'agiter au-dessous de lui , sans s'en inquiéter , ces envieuses passions... Il devait attendre , car il était de ceux qui peuvent dire, avec le poète anglais (1), que si l'homme outrage , le temps venge. Mais tout le monde ne sait pas résister à cette guerre à coups d'épingles, qui d'abord provoque, irrite, et qui , lorsqu'elle se prolonge, peut lasser les âmes les plus fortes. Elle se continuait contre M. Le Menuet; on exhumait sa démission de 1816; et comme on n'osait , par un reste de pudeur, la prendre au sérieux après sept ans

    (1) The world hath left me , what it found me, pure,'

    And if I have not gather'd yet its praise, 

     I sought it not by any baser lure; 

    Man wrongs, and time avenges..... 

     

    Byron, Prophecy of Dante.

    de silence, de hautes et méticuleuses influences s'entremirent, pour décider M. Le Menuet à en donner une nouvelle. On s'adressait à son cæur de père, qui déjà, en 1815, avait été bien douloureusement froissé (1); on lui faisait des promesses qu'on ne devait pas tenir... Est-il donc surprenant que M. Le Menuet , qui était alors âgé de 77 ans, ait cédé devant tant d'efforts réunis, et n'aurons-nous pas quelque sympathie même pour cette faiblesse, qui prend aussi sa source dans les sentiments généreux de son cæur?

    En s'éloignant de ces fonctions qu'il avait si noblement exercées pendant vingt-trois ans, M. Le Menuet se retira dans sa terre de Vaudrimesnil, près de Coutances. Rien n'est plus simple et plus touchant à la fois que sa vie dans cette modeste retraite; présidant avec bonhomie aux travaux de ses champs; réunissant autour de lui le riche avec le pauvre, le maire de la commune avec le pasteur de la paroisse , tous ceux enfin qui avaient besoin de vivre en paix ensemble ; toujours prêt à donner un conseil à quiconque le désirait, à soulager celui qui souffrait, à calmer celui qui s'irritait; c'était , en un mot, l'homme de bien , utilisant ses derniers loisirs au profit de tous ceux qui l'entouraient.

     

    (1) Son fils , procureur impérial á Caen , avait été destitué et mourut quelques temps après.

     

    Bien souvent, j'en suis sûr, så pensée devait se reporter vers son ancienne compagnie , qui n'avait pas pu le voir partir sans d'amers regrets; et c'était toujours avec des larmes d'attendrissement dans les yeux , que le bon vieillard accueillait les collègues qui le venaient visiter dans sa retraite.

    Un dernier triomphe, une dernière joie, comme il n'est donné qu'à peu de gens d'en éprouver dans le cours de leur vie, étaient réservés aux vieux jours de M. Le Menuet... Les mêmes hommes, qui l'avaient fait descendre de son siége, avaient continué de pousser aveuglément le pouvoir en sens contraire de la marche du temps, et ils avaient fini par se perdre avec lui dans l'orage qu'ils avaient soulevé. — Trois jours avaient suffi pour faire justice de leurs rêves sacrilèges. — La révolution de 1830 ne devait pas oublier M. Le Menuet; c'eût été de l'ingratitude. — La première présidence de la Cour royale de Caen était vacante; elle ne pouvait appartenir qu'à lui. Cependant, Messieurs, lorsque ses concitoyens le pressaient de venir reprendre cette place, qu'il devait retrouver aussi pleine de son souvenir que s'il ne l'eût jamais quittée , des scrupules honorables assaillirent sa conscience. Il était arrivé à un âge que les plus heureux n'atteignent guère, et qui, chez ceux qui l'atteignent , ne respecte que bien rarement les ressorts de l'intelligence et de la volonté. M. Le Menuet se défiait de ses forces. — Pourtant, il dut écouter les prières des siens, les væux de toute une population qui, depuis trente ans, n'avait pas désappris un seul jour à l'aimer. -Qui de nous, Messieurs, n'eût à sa place fait comme lui?-Qui n'eût cédé aux émotions si douces, si entraînantes que lui promettait le retour?Il vint , et partout , sur son passage comme à son arrivée , ce fut une belle ovation... J'avais raison, Messieurs, le temps l'avait vengé.

    Cinq ans encore, M. Le Menuet présida la Cour royale de Caen , et bien que l'âge eût quelque peu affaibli la puissance de ses facultés, il n'en resta pas moins, jusqu'au bout, observateur capable et fidèle de tous les devoirs du magistrat, entouré des mêmes respects, en possession de la même autorité.

    Sans doute, Messieurs, il n'est pas difficile de trouver une existence d'homme plus extraordinaire et se signalant par plus de choses ; mais peut-être aurait-on quelque peine à rencontrer, à cette hauteur moyenne où se tint M. Le Menuet , un plus heureux assemblage de qualités et de vertus, une carrière plus utilement et mieux remplie : de la sagacité jointe à un jugement sûr ; des idées nettes et droites sur toutes choses , et de la facilité pour les produire; un esprit à la fois pénétrant et simple , tolérant et ferme; un caractère résolu pour le bien , n'oubliant jamais le respect qu'il se doit

    à lui-même et fixant ainsi le respect d'autrui ; un dévoûment sans bornes au devoir ; de l'indulgence pour les autres et de la sévérité pour lui; et par dessus tout cela , une belle âme et la conscience d'un honnête homme. Voilà pourquoi, Messieurs, la mémoire de M. Le Menuet doit vivre parmi nous ,... et, quoiqu'il appartienne plus spécialement aux magistrats de garder religieusement son souvenir , vous trouverez bien, sans doute , que dans cette Académie dont il fit partie , j'aie tâché de reproduire , avant qu'ils soient plus effacés, les traits de cette noble figure. Elle restera , comme modèle du magistrat et du citoyen.

     


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  • Autres Lemenuet de la Juganniere dans la magistrature et autres postes similaires.

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    Pierre Israël Le Menuet de La Jugannière

    Pierre Israël Le Menuet de La Jugannière, né à Saint-Lô le 5 août 1771 et mort à Caen (Calvados) le 1er août 1817, est une personnalité judiciaire et politique de la Manche.

    Biographie

     

    Il est le fils de Pierre Le Menuet de La Jugannière (1746-1835) et de Marie-Charlotte Lefebvre.

    Il se marie avec Marie-Jeanne Simon.

    Il est procureur du Roi près le tribunal civil de Caen (Calvados).

    Le 13 mai 1815, il est élu représentant de l'arrondissement de Caen à la Chambre des Cent-Jours, avec 36 voix sur 50 contre 10 à Rousselin [1]. Il cesse ses fonctions le 13 juillet 1815.

    Il est le frère de Gilles Le Menuet de La Jugannière (1773-1847), maire de Saint-Lô de 1832 à 1840.

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    Gilles Le Menuet de La Jugannière

     

    Gilles Le Menuet de La Jugannière, né à Périers le 13 janvier 1773 et mort le 29 avril 1847, est une personnalité judiciaire et politique de la Manche, avocat de profession.

    Biographie

     

    Il est le fils de Pierre Le Menuet de La Jugannière (1746-1835), procureur du Roi, et de Marie-Charlotte Lefebvre.

    Il se marie avec Marie-Anne Foucher, qui lui donne un enfant, Ferdinand (1800-1885), qui deviendra président de la Cour d'appel de Caen.

    Il est maire de Saint-Lô de 1832 à 1840.

    Il est le frère de Pierre Israël Le Menuet de La Jugannière (1771-1817), procureur du Roi, député du Calvados.

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    Ferdinand Le Menuet de La Jugannière

    Ferdinand Le Menuet de La Jugannière, né à Saint-Lô le 17 juin 1800 (28 prairial an VIII) et mort dans la même commune le 29 décembre 1885, est une personnalité judiciaire de la Manche, magistrat de profession [1].

    Biographie

     

    Il est le fils de Gilles Le Menuet de La Jugannière (1773-1847) et de Marie-Anne Foucher et le petit-fils de Gilles Le Menuet de La Jugannière (1746-1835).

    Il préside la Cour d'appel de Caen.

    Le 6 février 1827, il se marie avec Aura Asselin (1804-1832), qui lui donne un fils.

    Notes et références

    ↑ Il ne doit pas être confondu avec Ferdinand Le Menuet (1855-1931), homme politique. (deja cité)

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